Tristan et Iseut : les renouveaux d’un mythe médiéval
Issue du Moyen âge, la légende des amants de Bretagne fut remise au goût du jour par Richard Wagner, qui en tira en 1865 un opéra mythique. En France, c’est l’adaptation en prose par le philologue et écrivain Joseph Bédier, en 1900, qui fera date.
Si la légende de Tristan et Iseut a probablement une origine celtique, les versions écrites les plus anciennes qui nous soient parvenues datent du XIIe siècle. Signées Béroul, Thomas d’Angleterre ou Marie de France (qui fait allusion aux deux personnages dans Le Lai du chèvrefeuille), elles sont pour la plupart fragmentaires.
Récit de la passion dévorante et funeste unissant le chevalier Tristan à la princesse Iseut (ou Iseult, Ysolde, Yseut...), elle-même promise puis mariée au roi Marc, l’histoire des amants de Bretagne connaît une vogue extraordinaire au Moyen Âge, jusqu’à devenir l’un des mythes fondateurs de l’Occident.
Elle survit jusqu’au XIXe siècle, moment de véritable résurgence au cours duquel plusieurs artistes et écrivains vont s’en emparer pour la moderniser ou, au contraire, pour tenter d’en restituer la saveur originelle.
Premier artiste d’importance à réactiver l’histoire de Tristan et Iseut, le compositeur allemand Richard Wagner. S’appuyant notamment sur la version de Gottfried de Strasbourg (1205-1210), Wagner s’inspire de sa vie personnelle pour créer son opéra Tristan et Isolde, conçu entre 1857 et 1859. Le compositeur vit alors un amour malheureux avec la poétesse Mathilde Wesendock : comme dans la légende médiévale, celle-ci est mariée à un autre.
Œuvre funèbre et pessimiste marquée par la philosophie de Schopenhauer, le Tristan de Wagner reprend, en les condensant, les principaux éléments de l’intrigue. Représenté pour la première fois en 1865 (grâce au soutien de Louis II de Bavière), l’opéra déçoit pourtant, dans un premier temps, à la fois le public et la critique. En France, la revue musicale Le Ménestrel ne cache pas ses réserves : pour le critique Gasperini, Wagner a été trop influencé par Schopenhauer et à travers lui par la pensée « indienne ».
« Comme Schopenhauer, Wagner crut découvrir un refuge contre les agitations d'un monde mobile et tumultueux, dans ce grand détachement que l'Inde préconise [...].
Tristan est le produit direct de cet état de son âme. C'est une œuvre essentiellement indienne pour le fond des idées, assombrie, fatale, et, — à part certaines pages où se retrouve l'artiste vivant, l'artiste des grands jours,— confuse dans ses formes, alourdie dans ses allures, fermée à l'air libre et vivifiant [...].
Cette nuit perpétuelle, ce voyage sans fin au pays des ombres, fatiguent et énervent. »
Tandis qu’en Angleterre, plusieurs versions revisitées du mythe apparaissent à la fin du XIXe siècle (Tristram and Iseult de Matthew Arnold en 1852, Tristram of Lyonesse d’Algernon Swinburne en 1882), la France est un peu plus tardive dans sa redécouverte. C’est un philologue, Joseph Bédier, qui va servir de médiateur pour permettre à l’histoire des deux amants maudits de rencontrer un large public.
Spécialiste de littérature médiévale, Bédier (1864-1938) entreprend de restaurer et d’adapter le récit en français moderne. Il se fonde sur les textes de Béroul et de Thomas d’Angleterre, ainsi que sur des réécritures médiévales ultérieures.
Travail d’érudition mais aussi œuvre de poète, sa version jouira d’un immense succès populaire. Publié en 1900, son Roman de Tristan et Iseut [à lire en version illustrée sur Gallica], avec son incipit célèbre (« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? »), sera appelé à devenir canonique : c'est à travers le texte de Bédier que des générations de collégiens français découvriront l'histoire des amants.
Dès la parution, la critique est dithyrambique. On lit ainsi dans Le Mercure de France :
« M. Joseph Bédier a entrepris de reconstituer la célèbre légende. Il a traduit, il a adapté, il a abrégé, il a arrangé, il n’a jamais inventé [...].
Cette œuvre d’érudition est une œuvre de goût, aussi de bonne littérature [...]. Nous avons un Tristan et Iseut. Ne pensons plus, sinon pour la musique, à celui de Wagner. »
Le Temps salue lui aussi le talent d’écrivain de Bédier – et se félicite patriotiquement que le philologue ait fait « rentrer au giron de la littérature française » le récit médiéval. Dans le contexte de rivalité franco-germanique de l'époque, la mobilisation quasi-hégémonique du mythe tristanien par un compositeur allemand était problématique.
« A vrai dire, M. Joseph Bédier, pour aboutir à cette œuvre de rare saveur et de coloris discret, s’est fait une âme de trouvère [...].
Et je ne crois pas le flatter outre mesure en disant qu’il écrit mieux que Thomas et que Béroul. Il a émondé leurs longueurs, comblé leurs lacunes, réparé les brèches que le temps avaient creusées dans leurs récits [...]. Il fait rentrer au giron de la littérature française une épopée dont nos ancêtres avaient très finement interprété le symbole. »
Adolphe Brisson, dans Les Annales politiques et littéraires, parle de « chef-d’œuvre ». Et souligne la cruauté du texte, une cruauté que les contemporains associent alors volontiers au Moyen Âge, ère « barbare » s’il en est :
« Et notez que Tristan et Iseut ne sont pas des héros de romance. Ils n'ont aucune fadeur. Ils sont de leur temps ; ils sont barbares. Iseut use d'une atroce cruauté à l'égard de sa servante Brangien, pourtant si fidèle. Elle ordonne qu'on la conduise dans les bois et qu'on l'y massacre [...].
Et, de même qu'ils sont féroces, ils sont rusés ; comme les êtres primitifs. »
Grâce au travail décisif de Bédier, le mythe de Tristan et Iseut se décline par la suite au cinéma (en 1911 par Albert Capellani puis en 1921, par Maurice Mariaud) et au théâtre (en 1923 dans une mise en scène de Saint-Georges de Bouhélier), sans toutefois qu’aucune de ces adaptations ne fasse réellement date.
C’est en 1939 que paraît le grand livre de l’entre-deux guerres sur la légende des amants de Bretagne : L’Amour et l’Occident, du Suisse Denis de Rougemont. Dans cet essai qui aura un vaste retentissement au-delà des cercles universitaires, l'auteur part du mythe de Tristan et Iseut pour faire du concept d’amour-passion un phénomène historique, dont les échos se propagent jusque dans le cinéma hollywoodien et les romans à l’eau de rose du XXe siècle.
Audacieusement, Rougemont va jusqu’à déceler dans la légende des deux amants des éléments issus de l’hérésie cathare, ce mouvement chrétien dissident présent dans le Midi de la France entre l'an Mil et le XIIIe siècle... Sa thèse (aujourd'hui jugée peu valable par les médiévistes), sera abondamment discutée dans les journaux. André Billy se demande par exemple en février 1939, dans L’Œuvre : « Notre conception de l’amour est-elle d’origine hérétique ? »
« L'amour-passion apparut en Occident comme une réaction contre le christianisme et spécialement contre sa doctrine du mariage. Toute la poésie des troubadours peut se définir une exaltation de l'amour malheureux et perpétuellement insatisfait [...].
Il est faux que l'amour courtois ait été, comme on le prétend généralement, une simple idéalisation de l'amour charnel. L'auteur de L'Amour et l'Occident veut y voir plutôt une déformation de la mystique cathare, déformation qui, dans la suite des âges, devait tourner à la profanation et même à la subversion totale dans le mythe de Don Juan. »
Quatre ans plus tard, Jean Cocteau, nourri de la lecture de Bédier mais aussi probablement de celle de Rougemont, livre sa propre version du mythe en signant le scénario du film L’Éternel retour, réalisé par Jean Delannoy, avec Madeleine Sologne et Jean Marais.
Sorti en 1943, en pleine Occupation, le film (dont le titre fait référence à Nietzsche) transpose les péripéties du récit médiéval à l’époque moderne. Tristan et Iseut s’appellent désormais Patrice et Nathalie et deviennent des héros de la jeunesse, auxquels s’opposent le vieux Marc et sa belle-sœur envieuse et cupide. Comme le note Les Ondes, revue de Radio Paris, le 10 octobre 1943 :
« Ce n’est pas par le sujet qu’une œuvre acquiert sa valeur propre, mais par son style. Toutes les situations dramatiques ont été exposées. Celle-ci, qui n’est que l’histoire d’un grand amour, revêt un caractère éternel par lequel elle échappe à toute limitation.
En transposant dans notre époque un tel thème, Jean Cocteau devait retrouver par l’émotion sentimentale ce qu’il perdait de poésie légendaire. Ses personnages sortaient de la brume des siècles pour devenir des êtres vivants. Les rendre tels, sans rien enlever à la grandeur du récit, était la tâche ardue qui incombait au scénariste et au réalisateur. »
Immense succès public, L’Éternel retour fera de Jean Marais une star (et lancera la mode du pull Jacquard, porté par l’acteur dans le film). Mais certains verront dans la blondeur éclatante des deux héros, et dans la fourberie du nain Achille, une référence malvenue à l’occupant nazi et à ses théories sur l’aryanisme...
Finalement assez peu nombreuses, les quelques adaptations littérales du mythe qui suivront ne doivent pas occulter le nombre immense des films, romans, séries ou œuvres d’art qui s’inspireront de façon indirecte de l’histoire tragique des deux amants.
François Amy de la Brétèque cite par exemple le film tiré de la légende arthurienne Excalibur de John Boorman (1981), dont l’épisode mettant en scène Lancelot et Guenièvre évoque explicitement Tristan et Iseut. Ou encore La Femme d’à côté (1981) de François Truffaut, variation morbide sur l’amour fou dont l’esprit n’est finalement guère éloigné du texte de Bédier ou des analyses de Rougemont.
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Pour en savoir plus :
Emmanèle Baumgartner, Tristan et Iseut, De la légende aux récits en vers, PUF, 1993
Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, 10/18, 1972 (première édition 1939)
François Amy de la Bretèque, « Versions récentes de la légende de Tristan et Iseut au cinéma : entre prosaïsme et puérilité y avait-il un autre choix ? », Babel n° 15, Le Moyen Âge mis en scène : perspectives contemporaines, 2007
Timothée Picard, « Tristan et Isolde de Wagner, et sa postérité littéraire », Cahiers de recherches médiévales n° 11, 2004