Faut-il reboiser Verdun ? La controverse de l’après-guerre
Défiguré par les affrontements de la Première Guerre mondiale, « immense cimetière » le champ de bataille de Verdun commence à être reboisé dans les années 1930. Mais l’initiative bute sur l’indignation des anciens combattants.
C’est un paysage mutilé, une plaie ouverte ruisselant de sang et de boue à l’issue de trois cents jours et de trois cents nuits d’horreur. Entre février et décembre 1916, Verdun et ses alentours ont été pilonnés par l’artillerie, saignés par un déluge de feu et de métal. Près de 60 millions d’obus sont tombés sur le site en dix mois. En résulte un paysage lunaire et torturé, où les nappes de coquelicots, premières fleurs à redonner au site sa couleur d’avant-guerre, rappellent les flaques de sang versées par ses 300 000 morts.
Se rendant devant Verdun, un journaliste décrit non sans lyrisme la dévastation du site dans Le Gaulois du 18 mars 1919 :
« Les routes, dont l'entretien a été un prodige, se distinguent à peine par des rubans jaunâtres, au milieu de l’uniformité d'un linceul de mort gris et sinistre ; ce linceul revêt de son effroyable monotonie les formes de ce qui fut : des villages pleins de vie, des bois pleins d'oiseaux, des vallons pleins de fleurs.
Le linceul est troué de petits cratères faits par les obus de gros calibres, cratères jointifs, dont les bords chevauchent les uns sur les autres. Au fond de chacun d'eux, il y a une croix. C'est dans ces trous d'obus que nos fantassins héroïques ont tenu sous l'enfer des bombardements sans trêve, qu'ils ont combattu et qu'ils sont morts un sur deux, afin que le Barbare ne passât pas.
Le champ de bataille de Verdun est un immense cimetière. »
Pas une description ne peut rendre fidèlement la vision lugubre qui saisit les observateurs du champ de bataille. Il faut voir Verdun dans son écrin de ruines, sentir l’odeur de brûlé qui émane des pins calcinés, respirer son atmosphère hantée par les mauvais souvenirs. Le sol est défiguré par les impacts, les cours d’eau empoisonnés par les cadavres, les arbres décapités par la mitraille.
« C’est à peine si quelques pieux noirs, qui furent des arbres de futaie, marquent l’emplacement où les bois mettaient le sourire de leur verdure dans des vallons pleins de vie », renchérit un contributeur de L’Écho de Paris le 8 mars 1919.
« L’herbe même s’est refusée à pousser, depuis 1916, sur ces lieux tragiques. »
Que faire de ce territoire martyr ? Dès 1919, l’État prend possession des 10 000 hectares les plus touchés et les classe en « zone rouge » où ni l’habitation, ni l’agriculture ne seront désormais tolérées. Il y a trop d’obus en terre – près de 15 millions, échoués sur un tapis de boue molle, n’ont pas éclaté – et assez d’éclats de ferraille et de balles orphelines pour recommencer la guerre.
Ne reste, pour soigner cette plaie ouverte, que la sylviculture. Y planter des arbres permettrait de niveler le terrain, en laissant les jeunes pousses gommer les ravages qu’une pluie de métal a causé au site.
Seulement voilà : pour les associations d’anciens combattants de 14-18, nombreuses à compter parmi leurs membres des survivants de Verdun, reboiser le champ de bataille équivaudrait à voiler leur sacrifice et celui de leurs compagnons d’armes. S’ensuit donc une féroce levée de boucliers contre le reboisement de la zone, jugé indigne et irrespectueux.
Dans sa rubrique « Le carnet des anciens combattants », L’Intransigeant (1er septembre 1930) donne la parole à l’un de ces vétérans :
« Une nouvelle bien surprenante nous arrive du front de Verdun.
Il paraît qu’il a été décidé de reboiser la vaste étendue sur laquelle s’est livrée la plus gigantesque bataille qui ait jamais dévasté l’humanité. Bien plus, ce reboisement serait déjà commencé.
Cette nouvelle sera apprise avec stupéfaction et avec indignation par tous les combattants. S’il était possible de découper la terre de Verdun en cubes et de les expédier en Amérique, on ne permettrait pas, je pense, cette exportation sacrilège. Verdun est à nous, nous l’avons payé assez cher, et il doit rester chez nous.
Or, l’entrée des bois sur toute cette vaste étendue, n’est-ce pas comme si l’on supprimait le front même de Verdun ? Que restera-t-il de ce front une fois les arbres poussés ? De quelle façon se rendre compte des conditions du combat ? Où les acteurs du grand drame iront-ils rechercher l’endroit où ils ont souffert et versé leur sang ? Où les veuves, les mères et les orphelins iront-ils pleurer et se recueillir ?
J’ai déjà eu l’occasion de m’entretenir de ceci avec plusieurs camarades et la réaction a toujours été la même : un violent accès de colère. L’un d’eux, même, m’a dit : ‘C’est bien simple, si l’on reboise Verdun, nous irons avec nos haches et nous ficherons les arbres par terre. On ne pourra tout de même pas nous mettre en boîte !’ »
Même son de cloche dans La Patrie du 3 juillet 1932 :
« Quatorze ans sont passés depuis l’armistice et dans presque tous les domaines les combattants ont subi, au lieu de réagir et d’exiger.
Aussi s’efforce-t-on, comme si un mot d’ordre avait été donné pour cela, de faire disparaître, où c’est possible, jusqu’aux traces du drame formidable dans lequel notre génération a été sacrifiée. C’est notamment ce qui se passe pour Verdun, où peu à peu on essaie d’abolir les stigmates de l’infernale tourmente qui a dévasté les Hauts-de-Meuse.
Et comme on craint sans doute que le temps n’opère pas assez vite, on fait appel à l’action des hommes. Le champ de bataille a été tout d’abord livré aux récupérateurs de métaux et maintenant on le reboise. […]
Certes, nous ne sommes pas hostiles au reboisement partout où cela est nécessaire. Il est assez de coins dans notre pays où il est urgent de s’y livrer.
Mais pas à Verdun, car la forêt aura tôt fait de tout recouvrir et nous savons bien que du jour où les traces de la bataille disparaîtront, les pèlerins s’éloigneront et les pauvres morts sombreront dans l’oubli. »
Même si la controverse éclate dans les journaux au cours des années 1930, l’État n’a pas attendu le verdict des anciens combattants pour commencer à reverdir la zone rouge de Verdun. D’après le Journal officiel de la République française (24 juin 1930), déjà 6 000 hectares de terres sacrifiées ont été reboisées dans la Meuse à l’été 1930, et à peu près autant restent à reboiser. On se soucie donc assez peu de l’assentiment des anciens combattants…
Mais le débat n’est pas achevé pour autant. Il s’alimente d’ailleurs d’une autre crainte – celle de voir les dépouilles enfouies à Verdun inaccessibles à jamais. Près de deux tiers des Poilus français ont combattu sur le champ de bataille, et des milliers sont encore portés disparus au moment des faits. La peur que les racines des nouveaux arbres ne viennent troubler le repos des combattants suinte dans les journaux d’époque, comme Le Cri de Guerre (25 janvier 1931), qui a dépêché un journaliste sur les lieux :
« On ne retrouvait plus guère de corps que par hasard, qu’on inhumait pieusement dans les cimetières nationaux quand on pouvait les identifier, ou dont on recueillait les restes dans l’ossuaire, lorsqu’ils demeuraient inconnus.
C’était là la vérité qu’on offrait aux mères, aux veuves, aux orphelins ; aux combattants eux-mêmes.
Et, aussi, qu’on reboiserait peut-être Verdun un jour : la question se discute encore, dans les journaux des anciens combattants.
Mais je découvrais, soudain, tout le contraire. Des corps ? Il y en a des milliers, des centaines de milliers peut-être, qu’on n’a même pas cherchés. Ils sont là où ils sont tombés, à fleur du sol ou à quelques pieds sous terre. […] Et comme on reboise hâtivement et qu’on ne creuse plus où sont plantés les arbres, on ne recherchera plus du tout les corps, dans deux ans, quand le reboisement sera fini.
L’armée n’a pas ramassé ses morts. La nation a laissé faire. »
Bien entendu, il se trouve également d’anciens combattants favorables au reboisement : afin d’apaiser le champ de bataille, de reconstruire le paysage meurtri, ou simplement d’empêcher la nature d’en faire à sa guise, certains prennent la parole pour défendre l’initiative forestière. Après avoir fait l’inventaire des arguments des deux camps, Le Petit Marseillais (18 novembre 1930) tranche ainsi en faveur du reboisement :
« On ne peut empêcher la nature de reprendre ses droits.
Deux ans après l’armistice la petite futaie avait envahi les pentes. Pourquoi ne pas reboiser méthodiquement en réservant ce que nous appellerons ‘les lieux sacrés’, où se rendent les pèlerins ?
C’est la sagesse même. »
En dépit des protestations qui continueront d’alimenter les journaux de l’entre-deux-guerres (on en débat encore à la fin des années 1950 !), l’administration des Eaux et Forêts aura le dernier mot. Entre 1923 et 1931, les forestiers plantent 36 millions d’arbres dans la « zone rouge » de Verdun – principalement des résineux dont on imagine qu’ils seront plus acclimatés à ce terrain désertique. Quant aux cours d’eau, ils sont dépollués au chlore. C’est ainsi que, petit à petit, pins noirs, pins sylvestres et jeunes épicéas redonnent au site un peu de relief et de couleur.
Aujourd’hui, le site a repris les couleurs du vivant. Sangliers, chevreuils, hirondelles, grands cerfs et crapauds à ventre jaune ont réinvesti ces terres colonisées par les orchidées sauvages et les jeunes feuillus. L’Office National des Forêts, qui en assure la gestion, sélectionne les essences qui continueront de lui faire de l’ombre lorsque les résineux centenaires seront tombés et que les épicéas, rongés par les scolytes, auront rendu l’âme…
Ainsi, en dépit des controverses que le reboisement du lieu a suscitées, les arbres de Verdun veillent encore, comme des sentinelles silencieuses, sur les 80 000 soldats portés disparus qui y dorment toujours.