Chronique

1922, le Noël des anarchistes sur les Grands Boulevards

le 28/03/2024 par Rachel Mazuy
le 26/03/2024 par Rachel Mazuy - modifié le 28/03/2024

Au lieu de se livrer à des festivités qui les laisseront « sans pain le lendemain », la communauté anarchiste parisienne invite ses militants à manifester en plein centre de la capitale à la veille de Noël 1922. Sur le qui-vive, la police écourtera avec fracas la mobilisation.

En décembre 1922, le peintre et dessinateur André Claudot collabore activement à l’organe anarchiste Le Libertaire depuis sa réinstallation à Paris, en 1920, au sortir de la Première Guerre mondiale. Cet anarchiste, qui a fondé à Dijon une section du Comité de Défense sociale (CDS, organisation créée en 1903 pour aider les militants emprisonnés), est farouchement antimilitariste, anticlérical, anticapitaliste, antiparlementaire et pacifiste.

Il signe ici un dessin à l’encre (voir ci-dessus), en pleine page de couverture du numéro spécial du dimanche 24 décembre 1922 de l’hebdomadaire. L'œuvre est complétée sur la même page par plusieurs articles qui appellent tous les travailleurs parisiens à manifester le jour de Noël sur les grands boulevards pour réclamer l’amnistie de prisonniers politiques de la IIIe République.

Au centre de l’image un homme barbu, musclé et torse nu, symbole de l’ouvrier en lutte, enfonce à coups de poings et de pieds les portes de fer d’une prison anonyme. La représentation reprend les codes de la figure de l’ouvrier héros, mais aussi acteur social, mise en place au XIXe siècle. Il est cependant plus proche de la figure traditionnelle d’un forgeron, fondée sur une iconographie classique et mythologique (Vulcain), que de celle du mineur de fond, qui s’est progressivement introduite au cours de l’industrialisation. On pense aussi à Hercule, ou aux raboteurs de parquet du peintre Gustave Caillebotte et à tous les ouvriers représentés par les artistes dans la chaleur des laminoirs des usines sidérurgiques ou des verreries.

Quelques pavés dessinés à grands traits installent cette scène à Paris. Sur les côtés, ont pris place trois figures classiques des boucs émissaires dénoncés par le mouvement anarchiste. Deux d’entre elles sont presque hors du cadre, s’enfuyant apeurées face à cette virile démonstration de force.

La première, dont on ne voit qu’une jambe gansée d’un pantalon d’uniforme, avec une botte munie d’un éperon, est celle d’un officier, représentant à lui tout seul « les généraux assassins » de la Première Guerre mondiale, « les fusilleurs de Vingré et d’ailleurs ». La seconde symbolise un magistrat vêtu de la robe rouge à cape d’hermine et de la toque portées lors de procès en Cour d’assises ou d’audiences solennelles. Pour l’artiste, il est lui aussi à la solde du pouvoir politique. Sa tête ressemble d’ailleurs presque plus à celle d’un chien qu’à une figure humaine. Enfin, un capitaliste avec manteau, haut de forme et dents carnassières, passe en grimaçant, symbolisant ainsi  « les requins de la finance interlope ».

Claudot n’a pas voulu imaginer la foule manifestant sur les grands boulevards parisiens. Avec une économie de temps et de moyens (ces dessins étant très peu payés), il anticipe, de manière métaphorique, les conséquences futures d’une action dans l’espace public qui sera forcément glorieuse. Uni, le peuple va pouvoir faire sauter les portes des prisons où ont été injustement enfermés par le gouvernement Poincaré des prisonniers politiques. Écrit en capitale d’imprimerie, le texte qui légende le dessin renforce cette impression :

« ENCORE UN EFFORT ET NOUS LES SORTIRONS ! »

Les articles qui l’accompagnent en Une n’ont également que cet objectif : obtenir l’amnistie pour tous ces détenus. Ils soulignent aussi la force du symbole d’une manifestation le jour de Noël, en incitant la classe ouvrière à « ne plus se satisfaire de mirages, ni oublier leurs peines dans une goinfrerie qui les laisse sans pain le lendemain. »

Quels sont ces prisonniers qui réclament presque tous le statut de prisonniers politiques ?  Un entrefilet évoque l’arrestation le mercredi précédent (20 décembre) de Louis Lecoin « condamné pour des paroles prononcées contre la répression mondiale au cours d’un meeting de la CGTU à la Grange-aux-Belles ». L’appel du CDS qui rappelle que la manifestation est organisée par l’Union anarchiste (et plus précisément, par la Fédération de la Seine) est plus exhaustif. Il cite plusieurs militants emprisonnés en France. La plupart sont des libertaires arrêtés pour des actions commises pendant ou à la sortie de la Grande Guerre : Jean Goldsky (en fait Goldschild), un publiciste combattant condamné par le Conseil de guerre de Paris en 1917 pour « complicité d’intelligence avec l’ennemi », qui fait l’objet d’une large campagne de mobilisation en 1922 ; Emile Cottin, un anarchiste auteur en 1919 d’un attentat contre Clémenceau ; Jeanne Morand qui aida des anarchistes à échapper à l’incorporation et, expulsée d’Espagne, finit par se constituer prisonnière en avril 1922 ; le graveur sur cuivre anarchiste et pacifiste Gaston Rolland, qui, insoumis, fut arrêté et condamné une première fois en 1918 aux travaux forcés, puis, en 1921, après une campagne du CDS, à dix ans de réclusion.

Parmi ces prisonniers, se trouvent aussi deux militants communistes : Henri Coudon (dit Henri Méric), condamné le 3 juin 1922 pour complot contre la sûreté de l’État, qui milite également pour obtenir le statut politique. Mais pour le reste de la presse, c’est surtout la figure d’André Marty, le symbole des mutins révoltés dans la mer Noire, qui est mise en avant le lundi suivant.

En effet, dans cette France victorieuse mais meurtrie, le paysage politique a été bouleversé par le conflit et les révolutions en Russie. Le mouvement ouvrier est sorti de la guerre profondément divisé. À l’extrême gauche de l’échiquier politique, les anarchistes sont largement bousculés par les communistes de la jeune Section française de l’Internationale communiste. Du côté des syndicats, la CGT encore largement anarcho-syndicaliste en 1914, est alors nettement concurrencée par la CGTU, née officiellement en juillet 1922, dont la direction est proche des communistes. Ce même 25 décembre 1922, le Congrès de l’Union des syndicats de la Seine se conclut d’ailleurs sur une adhésion à l'Internationale syndicale Rouge, en dépit de l’opposition de la minorité anarchiste.

Aussi, en dépit du mot d’ordre unitaire, des 100 000 exemplaires tirés et du demi-million de tracts distribués, la manifestation, évidemment interdite par la Préfecture de police, sera un échec. La presse s’en fait l’écho le 26 décembre. Certains ironisent : « La manifestation anarchiste a réuni surtout des agents » titre  L'Œuvre.

Pour La France du 27 décembre, « les communistes se sont abstenus de se compromettre dans une échauffourée en faveur de Marty ».

Le Figaro explique bien que le parti de Marty « comprend les anarchistes et les communistes, frères ennemis, d'accord pour glorifier l'officier criminel ». Mais le rédacteur ajoute :

« Hier, les premiers, sur les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin, tout grouillants de la foule de Noël, ont tenté une manifestation qui a piteusement échoué. (...)

‘Les ouvriers des faubourgs descendront sur les grands boulevards par dizaines de mille’, annonçait un placard distribué aux passants. Ils sont descendus, en effet, les ouvriers des faubourgs, mais pour montrer à leurs enfants les polichinelles des baraques.

Ils regardaient avec une ironique curiosité les braillards qui acclamaient Cottin et Marty, sans écho. »

Les policiers craignaient pourtant la foule des grands soirs. Aussi, des techniques préventives, qui semblent encore aujourd’hui très actuelles, sont utilisées par les forces de l’ordre afin d’éviter les débordements. On peut ainsi lire dans L’Œuvre :

« En prévision des incidents possibles, les mesures d'ordre habituelles avaient été prises, dès le début de l'après-midi par la préfecture de police. Des gardiens de la paix, par petits groupes, vinrent occuper les points stratégiques des boulevards.

Aux abords de la place de la République et de la porte Saint-Denis, des gardes municipaux à pied et à cheval furent postés en réserves. On commença à ‘filtrer’ discrètement les passants. »

Autre technique policière, l'infiltration de policiers en civils sur les boulevards. De ce fait, même si les manifestants sont peu nombreux, l’événement provoque surtout « un embouteillage qui a duré plus d'une heure et demie » selon Le Journal.

« Un nombre respectable d'agents en civil et de curieux stationnaient pour savoir ce qui allait se passer.

Les quelques anarchistes qui vinrent au rendez-vous se trouvèrent donc mêlés à la foule et aux ‘bourgeois’ de la préfecture qu'ils reconnaissent assez rapidement, et dont ils se méfient. »

Le Petit Courrier minimise cependant la portée de l’incident :

« En stationnant au lieu du rendez-vous manqué des anarchistes, les manifestants provoquent, en raison de l’affluence des badauds, quelques arrêts de la circulation. »

Malgré tout, peut-être du fait de cette présence policière et en dépit du faible nombre de militants présents, la manifestation dégénère en fin d’après-midi. Pour L’Œuvre, c’est la peur soudaine de l’arrivée de 10 000 manifestants venant de Belleville, qui provoque une échauffourée, aux cris de « Vive Marty ! Vive l’amnistie ! » au moment où une poignée de tracts est lancée. Pour Le Journal :

« M. Paul Guichard, directeur de la police municipale, et ses collaborateurs, ayant voulu décongestionner les boulevards, les agents firent circuler les badauds. »

Les manifestants refusent d’obtempérer. Finalement, quelque 43 arrestations ont lieu (le chiffre varie entre 41 et 43 selon les journaux). Sans surprise, seulement 7 militants seront finalement écroués, « individus, porteurs d'armes prohibées, ou inculpés d'outrages aux agents ». Pour compléter le tableau, des « agents trop zélés » s’en prennent même à la presse ! Toujours selon Le Journal, « deux photographes, cependant, régulièrement munis de coupe-files » sont arrêtés boulevard de Strasbourg, et « maintenus près d'une heure au poste central pour avoir pris deux clichés au magnésium ».

Le journaliste signale par ailleurs une innovation de la police. Les forces de l’ordre canalisent ainsi la foule sur les trottoirs par une haie d’agents pour faciliter « un écoulement plus rapide de véhicules en tout genre ».
À 19 heures, le calme est d’ailleurs revenu sur les boulevards parisiens.

A gauche, Le Populaire, qui titre le lendemain en première page sur « Le Noël de la police », condamne la répression. En effet, alors qu’il n’y avait que très peu de manifestants, de « sombres individus aux moustaches fortes et chapeaux ronds » ont procédé à « 42 arrestations » !

La semaine suivante, Le Libertaire tente de minimiser l’échec du mouvement. Le journal condamne tout d’abord les leaders de la CGT qui, en dehors de trois fédérations (Syndicats du bâtiment, des Terrassiers de la Seine, du Papier-carton), n’ont pas voulu appeler à la mobilisation. Il fustige aussi l’animosité de certains leaders comme Gaston Monmousseau, secrétaire général de la CGTU. Mais, pour les anarchistes, la médiatisation de cette action n’en fait pas un revers, comme le prouve l’article du Petit Parisien qu’ils reprennent intégralement.

Cet article se termine par l’évocation des personnes arrêtées. Parmi elle, un certain Jacques Reclus (1894-1984), 24 ans, enseignant et militant libertaire, neveu d’Elisée, que le peintre André Claudot retrouvera en Chine quelques années plus tard…

Pour en savoir plus :

Romain Ducoulombier, « La CGTU, cette inconnue », in : ANR PAPRIK@2F, 25 octobre 2013

Véronique Fau-Vincenti, Frédérick Genevée, Éric Lafon, Aux alentours du congrès de Tours. 1914-1924, Montreuil-sous-Bois, Éditions du musée de l’Histoire vivante, 2020

Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, « Contester », 2013

Rachel Mazuy, Jessica Watson, André Claudot, La Couleur et le siècle, Éditions In Fine, Musée des Beaux-arts de Dijon, 2021