La « vamp à la croix gammée » : Leni Riefenstahl, cinéaste du Troisième Reich
Leni Riefenstahl (1902-2003), la réalisatrice du Triomphe de la volonté et des Dieux du stade, fut la cinéaste attitrée du régime nazi. Fascinée par le personnage, la presse française des années 1930 fit d’elle une « femme fatale » dont les relations avec Hitler furent auscultées à longueur d’articles.
Janvier 1931. Dans les colonnes de l’hebdomadaire culturel Pour vous, le réalisateur allemand Arnold Fank revient sur le tournage de son dernier film, Tempête sur le Mont Blanc.
Il y évoque notamment la performance de son actrice principale : Leni Riefenstahl. Une ex-danseuse et sportive de 28 ans, que le public a déjà pu admirer dans La Montagne sacrée ou L’Enfer blanc du Piz Palü.
« Leni Riefenstahl n’est pas la femme dure qu’elle paraît. C’est une créature tendre et intrépide qui doit être très courageuse pour faire ce qu’elle fait. Elle a appris beaucoup et est aujourd’hui une excellente alpiniste ; il m’est quelquefois difficile de la suivre [...].
Pour elle, comme pour nous, il n’y a qu’un moyen de venir à bout des plus terribles difficultés : c’est l’enthousiasme pour l’œuvre qu’on réalise. »
Arnold Fank ne se doute pas, alors, que Leni Riefenstahl deviendrait beaucoup plus célèbre que lui.
Un an plus tard, la jeune femme passe une première fois derrière la caméra en co-réalisant La Lumière bleue avec Béla Balázs et Carl Mayer. Quelques années plus tard, ces derniers, parce qu'ils sont Juifs, seront rayés du générique au profit du seul nom de Riefenstahl. Car entre-temps, les nazis sont arrivés au pouvoir – et l’ancienne starlette est devenue la réalisatrice la plus puissante d’Allemagne.
Leni Riefensthal rencontre Hitler en 1932. Ils deviennent très proches, Hitler ayant beaucoup aimé la prestation de l’actrice dans La Montagne sacrée : cette relation va faire décoller sa carrière. C’est d’abord avec La Victoire de la foi, film de propagande sur le Cinquième Congrès du Parti national-socialiste, sorti en 1933, que Riefenstahl devient célèbre et fait les gros titres.
Elle est alors la toute première réalisatrice à accéder à une reconnaissance internationale. Même si en France, ce sont avant tout ses liens avec Hitler qui fascinent les journaux, intrigués par cette femme qui a réussi à se tailler une place dans un régime entièrement aux mains des hommes. La presse hexagonale va relayer d’elle une image glamour, s’intéressant à sa vie privée, dans un traitement proche de celui réservé aux stars hollywoodiennes.
Paris-Soir, en septembre 1934, fait d’elle la femme la plus influente du régime et la présente comme la « du Barry du IIIe Reich ». « Actrice et metteur en scène, la belle amie de Hitler, qui vient de filmer le congrès de Nuremberg, est le véritable dictateur du cinéma allemand », note le journal, ajoutant :
« Rien ne se décide dans le monde du cinéma allemand sans l'assentiment de l'amie de Hitler. »
Pour Marianne, qui lui consacre une pleine page, Riefenstahl est « la femme fatale du IIIe Reich ». Le journal, sur six colonnes, entend retracer « la vie mouvementée et mystérieuse de cette "vamp à la croix gammée" dont l’influence se fait sentir de plus en plus au-delà du Rhin ».
Lorsque Le Monde illustré, en octobre 1934, publie une page sur la vie amoureuse d’Hitler, il consacre plusieurs paragraphes à sa relation ambiguë (mais platonique) avec Leni Riefenstahl. « Hitler, célibataire sentimental », titre le journal qui fait apparaître le dictateur accoudé à une fenêtre, semblant attendre mélancoliquement celle qui saura ravir son cœur, tandis qu'à sa gauche, on voit la cinéaste se livrer à des exercices physiques.
Sorti en 1935, Le Triomphe de la volonté, nouveau film de propagande dans lequel Riefenstahl capte à l’écran le congrès du parti national-socialiste qui s’est déroulé à Nuremberg en 1934, est un monument à la gloire du IIIe Reich et du Führer, filmé tel un dieu descendu du ciel pour sauver le peuple allemand.
Le film est acclamé en France pour ses extraordinaires qualités techniques. Lors de la sortie, Pour vous parle d’une « profession de foi national-socialiste sur 3000 m de pellicule » et interviewe Leni Riefenstahl :
« Elle me dit aussi son admiration pour Hitler, la bonté du Führer, l’amour qu’il porte au peuple et qu’il a voué à la paix, son immense faculté de travail et le don qu’il a d’entraîner les masses avec des moyens simples et non apprêtés.
Et puis, elle me parle de la France, à qui elle voudrait pouvoir offrir, afin qu’elle comprenne l’Allemagne, la vision de son épopée filmée. »
En 1936, financée par les nazis qui lui attribuent un budget colossal, elle plante ses caméras sur la pelouse du stade de Berlin à l’occasion des Jeux olympiques. Elle en tirera son film le plus célèbre, Les Dieux du stade, long-métrage d’une grande sophistication plastique, véritable célébration de la puissance physique, et salué en 1938 par une critique française unanime. Le Journal écrit par exemple :
« Il faudrait n'avoir aucune sensibilité, être incapable d'enthousiasme ou s'avérer volontairement injuste, pour résister au dynamisme formidable qui jaillit du film de Leni Riefenstahl, l'incontestable chef-d'œuvre du cinéma contemporain [...].
La grande cinéaste a composé une magnifique symphonie à la gloire des Jeux olympiques, un hymne éternel à la Force et à la Beauté humaine. »
Pendant la guerre, elle travaille à un long-métrage, Tiefland, qui ne sortira qu’en 1954. Pour les besoins du film, elle recrute une cinquantaine de figurants roms et sintis dans un camp nazi près de Salzburg. Après le tournage, ils sont renvoyés en camp de concentration. La moitié d’entre eux vont y périr.
Lorsque la guerre touche à sa fin, Leni Riefenstahl se réfugie dans son chalet du Tyrol, mais elle y est arrêtée en 1945. France-Soir le mentionne dans son édition du 19 mai :
« Une autre prisonnière de marque est certainement la belle Leni Riefenstahl, star de cinéma que les Américains ont arrêtée récemment.
Son talent l’avait désignée à l’attention d’Hitler bien avant qu’il s’attachât aux charmes d’Eva Braun. Mais Leni a toujours affirmé qu’elle n’avait jamais eu de relations intimes avec le Führer. »
Commence un long procès en dénazification, en zone d’occupation française : en 1949, après deux procédures d’appel, elle est classée mitlaüferin, « suiviste ». Accumulant les mensonges, Leni Riefenstahl nie ses liens avec Hitler, avance qu’elle n’a jamais eu sa carte au Parti nazi, qu’elle n’a rien vu, rien su.
Dédouanée, elle est pourtant rejetée par le milieu du cinéma. En 1950, elle demande à la France la restitution de ses films, placés sous séquestre. Paris-Presse commente l’affaire :
« Qu'elle veuille, comme d'autres artistes du défunt régime, reprendre ou plutôt continuer sa carrière, c'est une affaire qui ne regarde que les Allemands eux-mêmes. A eux de juger s'il est vrai qu'elle avait utilisé, comme figurants pour "Tiefland", des gitans d'un camp de concentration (une main-d'œuvre peu coûteuse), et si l'auteur du "Triomphe de la volonté" à la gloire du régime hitlérien a quelque chose à se reprocher, comme le prétendent ses adversaires.
La France en tout cas a autre chose à faire que d’assurer à l'ancienne amie du "Führer" une activité lucrative dans l’avenir, alors que tant de blessures ne sont pas encore guéries. »
« Où est ma faute ? De quoi suis-je coupable ? Je n’ai pas lancé de bombe atomique, je n’ai dénoncé personne ! Alors où est ma faute ? », dira-t-elle plus tard.
Devenue photographe (elle effectuera des reportages sur les communautés noubas, au Soudan), elle donnera de multiples interviews jusque dans les années 1990, rejetant en bloc toutes les accusations formulées contre elle. La cinéaste déchue s’éteindra à Munich en 2003, à l’âge de 101 ans.
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Pour en savoir plus :
Jérôme Bimbenet, Leni Riefenstahl, la cinéaste d’Hitler, Tallandier, 2015
Steven Bach, Leni Riefenstahl, une ambition allemande, éditions Jacqueline Chambon, 2008