Quand l’astronome Flammarion fit relier l’un de ses livres avec la peau d’une admiratrice
En 1893, Camille Flammarion raconte au Temps l’extravagante histoire qui le conduisit, quelque treize années plus tôt, à faire relier l’un de ses ouvrages avec la peau d’une morte. La presse se repaît de cette excentricité gothique.
Dans un article du journal à gros tirage Le Temps publié le 16 janvier 1893 et intitulé « La peau de la comtesse », l’astronome français Camille Flammarion, célébrité de la Belle Époque, raconte avoir fait relier l’un de ses ouvrages avec de l’authentique peau humaine – la peau d’une comtesse.
Cette anecdote étrange, qu’il prétend avoir vécue quelques années plus tôt, en 1880, est, sans surprise, immédiatement relayée dans nombre de journaux de la presse nationale.
Selon les faits relatés par Flammarion, l’homme a, au cours des années 1870, fait la connaissance d’une jeune comtesse « d’origine étrangère » – qu’il préférera toujours ne pas nommer, mais qui fut plus tard identifiée comme étant l’épouse du comte de Saint-Ange. Férue de science et fidèle lectrice des ouvrages d’astronomie de Flammarion, la jeune admiratrice profite de la période estivale pour inviter le savant à venir séjourner auprès d’elle et de son mari dans leur château jurassien.
« La comtesse n’avait pas vingt-huit ans, nous dit M. Flammarion ; le mari était de beaucoup plus âgé. Mme de X… était une nerveuse, très romanesque ; la phtisie la guettait et devait l’emporter bientôt.
Croyant à la pluralité des mondes, elle parlait d’ailleurs de sa fin prochaine avec une douce philosophie, et, le soir, par les nuits sereines, elle aimait à rêver aux étoiles.
Un jour, elle me dit : “Je vous donnerai, plus tard, une chose que vous ne pourrez pas ne pas accepter sans me faire offense.” »
À cette époque, Camille Flammarion qui vient d'épouser sa maîtresse de longue date Sylvie Pétiaux – également grande amatrice d'astronomie – vit à Paris, où il donne de nombreuses conférences publiques, et multiplie les vols à bord d'un aérostat afin d’étudier les phénomènes atmosphériques. En 1879, il publie L'Astronomie populaire, un album scientifique destiné au grand public et tiré à 130 000 exemplaires. Sa notoriété de vulgarisateur de l'astronomie est alors grandissante. En parallèle de ses activités strictement scientifiques, Flammarion se passionne pour le spiritisme.
L'année suivante, en 1880, alors que Flammarion a depuis longtemps oublié l'énigmatique promesse de la comtesse, il reçoit chez lui un étrange paquet, délivré par un commissionnaire.
« Le paquet était accompagné d’une lettre encadrée de deuil.
Mme Flammarion le reçut, en l’absence de son mari, et, plongeant les mains sous l’enveloppe, elle les retira brusquement, saisie d’un inexplicable sentiment de dégoût.
Quand l’astronome rentra, le paquet fut déplié. Il contenait une peau blanche, épaisse, froide au toucher et dégageant, nous a affirmé M. Flammarion, comme une sorte de fluide électrique. »
Intrigué, le scientifique décachette la lettre, qui provient de l’un des médecins de la comtesse. Il découvre alors avec surprise son contenu.
« Cher Maître,
J’accomplis ici le vœu d’une morte qui vous a étrangement aimé. Elle m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez si fort admirées “le soir des adieux,” a-t-elle dit, et son désir est que vous fassiez relier, dans cette peau, le premier exemplaire du premier ouvrage de vous qui sera publié après sa mort.
Je vous transmets, cher Maître, cette relique comme j’ai juré de le faire et je vous prie d’agréer, etc.
Docteur V… »
Dans la plupart des journaux, cette curieuse affaire est rapportée sur le ton de l'humour et parfois même avec une certaine légèreté. Ainsi, la République Française ne redoute pas d'écrire, en parlant de la peau de la comtesse :
« M. Flammarion envoya aussitôt ce bifteck à un tanneur qui lui rendit, au bout de trois mois, un maroquin d'une blancheur et d'une finesse extrordinaires. »
Un rédacteur des Annales politiques et littéraires s'inquiète quant à lui que cette pratique ne devienne une mode auprès des femmes du monde :
« Décidément M. Camille Flammarion est privilégié ; il reçoit des confidences charmantes et des visites plus gracieuses encore.
Mais je crains que sa dernière aventure n'exerce une influence fâcheuse sur nos femmes et nos soeurs... Qui sait ? L'exemple de la “comtesse” sera peut-être contagieux. »
Si cette excentricité de la part de l’astronome fait grand bruit lors de sa révélation, elle continue à faire couler beaucoup d'encre dans les milieux scientifiques pendant la dernière décennie du XIXe siècle. Tout au long du XXe siècle, l’histoire est régulièrement relayée en tant que fait historique baroque, suscitant à chaque fois la curiosité des lecteurs français.
Avec cette même peau tannée, Camille Flammarion fit également relier un autre exemplaire de son ouvrage La Pluralité des mondes habités. Les deux volumes contenant un peu de l’énigmatique comtesse sont aujourd’hui conservés aux archives de l’Observatoire de Juvisy, où l’astronome travaillait.
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Pour en savoir plus :
Christine Bergé, La Peau, totem et tabou, éditions Le Murmure, 2015
Éric Dussert et Éric Walbecq, Les 1001 vies des livres, La librairie Vuibert, Paris, 2014