La pénurie de tabac qui exaspérait la France
À l'été 1919, les Français scandent à qui veut l'entendre qu'ils « veulent fumer ». La presse fait l'écho de cette disette particulièrement difficile.
« Pénurie », « disette », « crise » — en août 1919, la presse se fait le relais du désespoir des fumeurs français. Dans tout le pays, se procurer du tabac relève de la gageure. Deux ans auparavant, en 1917, une crise du tabac avait déjà créé des scènes d'émeutes dans les bureaux de tabac et devant les entrepôts de fabrication, obligeant l'État à réagir en instituant une « carte de tabac » (voir notre article).
Deux ans plus tard, pourquoi cette nouvelle pénurie ? Les responsables des manufactures invoquent volontiers la journée de huit heures (mise en place en avril 1919) qui, selon eux, a drastiquement diminué la production.
Pour en savoir plus, un journaliste de L'Humanité se rend au ministère des Finances, où l'administrateur des manufactures de l'État, « un homme charmant, décoré comme il sied à un haut fonctionnaire », le renseigne :
« La principale [cause], c'est que la consommation du tabac augmente dans des proportions formidables. Au front, les hommes qui touchaient du tabac de troupe en abondance ont pris l'habitude de beaucoup fumer ; cette habitude, ils la conservent après leur démobilisation, et ainsi chaque jour le nombre des fumeurs civils augmente. [...]
Il faut tenir compte également de ce que nous devons approvisionner nos populations du Nord et de l'Est. On fume beaucoup par là et vous serez le premier à comprendre que nous témoignions quelque sollicitude à ces malheureux, qui, pendant quatre ans, ont subi des privations sans nombre. Enfin, nos manufactures n'ont pas un rendement suffisant. Les machines sont usagées, il faut les remplacer : c'est assez long. »
Mais les fumeurs en manque n'ont que faire des raisons officielles. Excédé par la pénurie, un certain M. Cuchet, « employé de banque et réformé de guerre », organise une action collective... et obtient gain de cause. La Lanterne rapporte :
« M. Cuchet partit et organisa aux environs [des bureaux de tabac du quartier Ornano] une sorte de réunion ; une demi-heure après il revenait aux bureaux de tabac, accompagné par plus de trois cents personnes. Il réclame à nouveau du tabac non seulement pour lui, mais aussi pour les personnes présentes.
“ Nous ne voulons pas boire, mais nous voulons fumer ! Vous exécutez-vous ?” déclara-t-il. Et, successivement, les deux buralistes ouvrirent leur resserre : cubes jaunes, cubes gris, cubes bleus ; en deux heures et demie, 900 paquets furent distribués. »
Les jours sans tabac se succèdent, et l'exaspération grandit. Le 21 août, Le Petit Journal s'en fait l'écho :
« Il faut en prendre son parti : les entrepôts n'ayant rien livré, la pénurie de tabac ira s'aggravant. À part les richards qui ne reculent point devant le luxe des tabacs étrangers, le fumeur ordinaire — entendez par là un singulier pour le moins pluriel ! — n'aura rien encore pour bourrer sa pipe.
Les manufactures qui approvisionnent directement la région parisienne sont fermées. Les arrivages des manufactures de Tonnains et de Riom, suppléants aux contingents fournis par celles de Pantin et d'Issy, subissent des retards invraisemblables... Tout cela n'est pas gai. À Paris, les entrepôts sont “fermés pour cause d'inventaire”. Nous croyons que la vague de paresse a déferlé jusque parmi ce personnel... Les fumeurs reçoivent ces explications. S'imagine-t-on qu'elles les satisfassent ? »
Sans surprise, les journaux satiriques, eux, préfèrent en rire.
La crise durera toutefois plusieurs mois, pour le plus grand malheur des fumeurs.