Écho de presse

Après la crue de 1910, la détresse des bouquinistes parisiens

le 26/08/2018 par Marina Bellot
le 22/05/2018 par Marina Bellot - modifié le 26/08/2018
Une bouquiniste des quais de Seine, par Eugène Atget - source : Gallica-BnF

Premières victimes des terribles inondations de janvier 1910, les bouquinistes des quais de Seine sont menacés de ruine. Leur sort émeut la France – et jette la lumière sur la précarité de ces pittoresques marchands de livres. 

En janvier 1910, la crue de la Seine – la plus importante depuis celle de 1658 – plonge la capitale dans une crise sans précédent [voir notre dossier]. 

Parmi les victimes de cette « catastrophe sans exemple », les bouquinistes des quais de Seine ont été, dès la première heure, frappés par les inondations. Certains ont tout perdu, beaucoup sont menacés de ruine. La presse se fait immédiatement l’écho de leur détresse. 

Héritiers des colporteurs du XVIe siècle, les quelque 200 bouquinistes de Paris sont des personnages familiers et incontournables de la capitale auxquels les Parisiens sont profondément attachés, comme le rappelle Le Siècle : 

« Vous aimez les petits bouquinistes des bords de la Seine parce qu'ils sont une des formes les plus expressives du pittoresque de Paris.

Vous les aimez aussi, parce qu’un certain après-midi, au printemps, fouillant dans des boîtes en fer bosselé, vous avez découvert l'édition précieuse, l'estampe à tirage limité, ou la reliure que vous jugiez introuvable. »

Les dégâts subis sont en effet considérables :

« Les bouquinistes ont souffert à double titre : dans leur commerce, paralysé à la suite des barrages, des effondrements et de l'envahissement des quais par les eaux ; dans leurs resserres, situées dans des caves ou même sous des baraquements, au fond des cours, des ruelles qui avoisinent les bords du fleuve. 

Depuis la baisse des eaux, les pauvres gens emploient leur temps à sortir des masses de bouillie informe, qui représentent leur fortune d'hier, et à y pêcher quelque livre encore vendable. Pour beaucoup, c'est la ruine. »

La terrible situation de ces sinistrés est aussi l’occasion pour la presse de dresser le sombre tableau d’une profession déjà en proie à de grandes difficultés économiques : 

« Sait-on ce que gagne en moyenne un petit bouquiniste des quais ? Trois à sept francs par jour. Mais il faut compter là-dessus l'inévitable chômage de l'hiver, aux intempéries, aux jours de bise et de pluie. 

Pour obtenir les dix mètres de parapet que la Ville leur concède à titre précaire, il faut justifier de la qualité d'indigent : c'est ce qui vous explique que presque tous les petits marchands sont des vieillards. 

Dès maintenant, l'inondation jette dans la misère plus de 800 personnes. »

Preuve de la grande sympathie qu’inspirent les bouquinistes, un vaste élan de solidarité se met en place à travers la France et même au-delà des frontières hexagonales, comme le rapporte Le Petit Caporal : 

« Quand nous pénétrons dans le bureau du président du syndicat [des bouquinistes], M. Dubois, celui-ci est en train d’inventorier un petit colis de livres enfantins, expédié de Pau, un autre d’ouvrages anglais que vient de faire porter un bibliophile britannique. 

La Grande-Bretagne n’oublie pas, d'ailleurs, les bouquinistes parisiens. Les commis-libraires de Londres viennent d'envoyer une somme importante à l’adresse du syndicat. [...]

Le Syndicat de la Presse a été, lui, fort généreux. Il a alloué 2 000 francs aux marchands de bouquins ; et, merveille que M. Dubois ne s’explique pas encore, mais qui le pénètre de gratitude, les employés des tramways algériens ont envoyé 100 francs aux sinistrés. [...]

Que leurs amis, si nombreux, leur adressent des colis de livres, qu’ils pourront revendre, quand le fléau de l’eau aura disparu, et ces modestes auxiliaires des érudits et des lettrés s’estimeront satisfaits.

Qui, ne voudra faire ce geste... facile ? »

Grâce à cette mobilisation citoyenne, la plupart des bouquinistes échapperont à la ruine. Leur vie ne deviendra pas pour autant un long fleuve tranquille : régulièrement victimes d’agressions et de cambriolages, certains, déjà fragilisés par la crue, n’auront d’autre choix que le suicide.

Ainsi en 1911, la mort d’un bouquiniste bien connu des Parisiens provoque l’émoi et met à nouveau en lumière le triste sort de ces travailleurs :  

« Une des plus intéressantes [boîtes] était celle de Camille Lasserre, cinquante-cinq ans [...].

Une nuit, on le cambriola. Il fut ruiné.

Il ne pouvait payer son terme. Son propriétaire lui donna congé. Il devait quitter les lieux hier, à midi, au plus tard. Lasserre est marié et père de quatre enfants. Il ne put louer ailleurs.

Il descendit ses meubles dans la cour, le cœur gros, se demandant comment il pourrait sortir de la misère. 

Il traînait péniblement une commode, la laissa tomber dans les escaliers, remonta chez lui et se tua d'un coup de revolver, tandis que sa femme faisait des paquets dans la pièce à côté. »

Aujourd'hui, 225 bouquinistes exercent sur les quais de Seine. En tant que représentants du dernier petit métier parisien encore en activité, ils sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1991.