Les Incroyables et les Merveilleuses, la jeunesse extravagante du Directoire
Après la fin de la Terreur en 1794, les rues se remplissent d'« incroyables » et de « merveilleuses », de jeunes Français royalistes qui s'adonnent aux plaisirs, adoptent un style vestimentaire outrancier et s'amusent à rosser les Jacobins.
La mort de Robespierre, le 27 juillet 1794, marque la fin de la Terreur. Mais aussi le début d'une période qu'on appellera « réaction thermidorienne », au cours de laquelle toute une partie de la jeunesse royaliste va se déchaîner, en réponse aux années sanglantes qui ont précédé.
Dès le lendemain de l'exécution de Robespierre, les rescapés de la Terreur s'en donnent à cœur joie. Des carrosses circulent à nouveau dans Paris. Le luxe, le plaisir, la frivolité réapparaissent. On organise partout des fêtes, des bals réservés aux familles des victimes de la Terreur, où l'on danse en habit de deuil. Les jeux d'argent reviennent à la mode, les restaurants se multiplient.
Les garçons habités par cette soudaine « fureur de vivre » vont se faire appeler « incroyables » et les femmes « merveilleuses », deux expressions qu'ils emploient à tout bout de champ, en roulant le « r » à l'anglaise, ou en le faisant carrément disparaître (ils prononcent « inc'oyables » et « me'veilleuses »).
Premier signe de changement : l'accoutrement. Alors que la Terreur proscrivait l'extravagance vestimentaire, la jeunesse dorée du Directoire va aller plus loin dans l'excentricité que quiconque auparavant.
Les Merveilleuses se parent d'habits évoquant l'antiquité grecque et romaine, le plus dénudé possible, se vêtant de tuniques « à la Minerve » ou de robes « à la Diane », parfois translucides ou portées humides pour mieux mouler leurs formes – ce qui entraîne sans surprise la réprobation du public. Parmi les plus célèbres de ces jeunes prêtresses, Joséphine de Beauharnais, future épouse de Napoléon.
Les Incroyables (aussi appelés « muscadins ») adoptent quant à eux une mode insensée : portant de longues tresses de cheveux qui leur tombent sur les tempes ou sur les épaules, ils se promènent avec d'énormes lunettes ou des binocles sur le nez comme s'ils étaient myopes, arborent de grands anneaux aux oreilles et un chapeau à larges bords, et se vêtent d'un habit court qui les fait paraître bossus et disgraciés.
Les caricaturistes et une partie de la presse vont les tourner en ridicule. Ainsi La Clef du cabinet des souverains, qui imagine en 1798 un dialogue entre un Parisien et un provincial s'enquérant de cette nouvelle mode :
« – Mais , mon ami, demandait à un parisien un bon provincial , qu’est-ce donc que vos incroyables dont on parle tant ?
– Il n’est pas facile de définir cette bizarre espèce d’individus.
– Sont-ils royalistes ?
– Quelle idée ! Pour être royalistes, pour combattre des républicains, il faut encore quelque caractère, ces gens-là n’en ont point.
– Sont-ils républicains ?
– Pas davantage ; ils ne connaissaient de chose publique que les Vénus ambulantes ; et d’égalité, que celle qui réunit autour d’un tapis vert la pimpante merveilleuse et l’insolent laquais.
– Que diable sont-ils donc pour être si incroyables ?
– D’abord ils composent leur mérite d’éléments si particuliers, que plus ils en ajoutent, et plus le total devient futile et se rapproche du rien.
– Ah ! voilà en effet de l'incroyable.
– Ensuite, vous savez que jadis les lourds enfants de la fortune étaient un peu sots, mais bonnes gens, et que les fringants petits-maîtres étaient passablement fats, mais quelquefois aimables. Hé bien ! nos incroyables ont su, laissant tout le reste, extraire de ces deux caractères la sottise et la fatuité, dont ils ont fait, à leur profit une composition vraiment incroyable. »
La presse jacobine va s'empresser de les prendre pour cible. Il faut dire que la grande mode chez les Incroyables est de s'attaquer physiquement aux Jacobins et aux Sans-culotte (les « culs crottés ») qui ont le malheur de les croiser. Ils portent à cet effet un bâton en forme d'assommoir qu'ils appellent « le pouvoir exécutif ».
Le Journal des hommes libres de tous les pays dénonce régulièrement leur attitude agressive. En mai 1797, il raconte comment certains de ces « chouans », à Strasbourg, s'en sont pris à un marchand vendant des caricatures d'Incroyables :
« Strasbourg, 20 floréal. Les incroyables ont été en guerre ouverte, pendant quelques jours, avec les militaires et de jeunes citoyens de cette ville [...].
Il y a quelques jours qu’ils adressèrent une lettre anonyme à la municipalité, dans laquelle ils l’invitaient ou lui conseillaient de défendre aux marchands de nouvelles, d’exposer en veille les caricatures qui représentaient si bien leur sottise et leurs ridicules [...].
Deux d’entre eux, dont un nommé Hennequin, employé dans une administration militaire, se rendirent chez un marchand, se firent représenter toutes les gravures de ce genre qu’il pouvait avoir, et qui étaient en grand nombre, en offrirent à-peu-près la dixième partie qu’il en demandait, et sur son refus, les déchirèrent et les foulèrent aux pieds, en déposant 40 livres qu’ils en avaient d’abord offert. »
La même année, c'est une altercation entre un général sans-culotte nommé Dutertre et un Incroyable qui est narrée en détail par le journal :
« – Ah! c’est un officier de l'armée d’Italie, s’écrie l’incroyable, un jacobin, un buveur de sang, un scélérat, etc.
Pendant ce temps, Dutertre le saisissait à la gorge, et allait lui faire sauter les escaliers : on l’arrache de ses mains. Le monsieur, tout rouge, dit qu’il est insulté et demande à sortir. On s’arme, on part, après bien des difficultés, sur le lieu [...].
Chemin faisant, on s’aperçoit que de loin grossit un peloton de merveilleux qui suit. Dutertre et son second font signe à deux ou trois officiers qu’ils rencontrent : nouvelles alarmes.
– Messieurs, vous vous faites suivre par des officiers.
– Messieurs, vous vous faites suivre par un bien plus grand nombre de vos amis, voyez-les vous-mêmes.
Enfin on arrive , les deux combattants s'écartent, on les voit se parler ; ils font signe qu’on peut approcher, on vient :
– Messieurs, dit Dutertre , monsieur convient qu’il a eu tort de m’insulter, et me propose de me contenter de l’excuse qu’il m’en fait. Le monsieur convient de tout, reçoit sa grâce. On propose aux autres de le remplacer si le cœur leur en dit ; personne ne se trouve en humeur de se battre : ils venaient de dîner, et n’étaient qu’en humeur de rire.
Voilà ce qu’on peut attendre de ces messieurs, des insolences et des coups de poignard tant qu’on veut ; mais en face et à armes égales, bas et rampants aussi et tant qu’on veut. »
L'arrivée au pouvoir de Napoléon et le temps faisant son œuvre, cette mode disparaîtra peu à peu des villes françaises du temps du Consulat, puis du Premier Empire.