Écho de presse

Reportages photo dans les quartiers populaires parisiens des années 1930

le 25/07/2022 par Pierre Ancery
le 17/09/2018 par Pierre Ancery - modifié le 25/07/2022
Une de Regards, reportage consacré au 10e arrondissement, 11 février 1937 - source : RetroNews-BnF
Une de Regards, reportage consacré au 10e arrondissement, 11 février 1937 - source : RetroNews-BnF

Dans les années 1930, la revue photographique Regards consacre plusieurs reportages aux petites gens de Paris : clochards de la Seine, « féodaux » des Halles, habitants de Belleville, ou encore gamins de Montmartre et de « Ménil'muche ».

Parmi les toutes premières revues à livrer de longs reportages en photos, Regards, d'inspiration communiste, s'est très souvent intéressée à la capitale. Et en particulier à ses recoins inaperçus, loin des clichés touristiques. Pour la première fois dans la presse française, le magazine va ainsi photographier abondamment le petit peuple de Paris. 

 

Le 2 février 1934, le journaliste et écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg raconte dans Regards « son » Paris. Il décrit avec poésie les abords de la Seine et l'ambiance si particulière de ce refuge un peu en-dessous de la ville :

« Tout commence par les escaliers ; sur les marches dorment des miséreux. Ils dorment sur les pierres comme sur du duvet. Ils dorment aussi sur la berge. Ce qu'ils aiment surtout, c'est à s'introduire sous les ponts. En été, il y fait frais et on peut s'y abriter pendant la pluie. Dans le noir, des ombres s'affairent ; les unes aiment le pont d'Auteuil, d'autres le pont Alexandre III [...]. Sous les ponts vivent ceux qui n'ont plus la force de passer d'une rive à l'autre.

 

Sur les berges se tiennent des pêcheurs. Ce sont les amants les plus éhontés de la Seine [...]. Tout près des pêcheurs s'affairent des gens qui n'ont pas encore atteint la sagesse. Un tondeur de chiens tond un caniche. Un vagabond lave un pantalon déchiré. Deux commères sont venues par là pour profiter de la fraîcheur. Elles ne perdent pas leur temps : l'une confectionne une robe pour l'autre. Ici même, sur la berge, au centre de Paris, se fait l'essayage.

 

Les escaliers menant à la Seine, ce n'est pas un nombre défini de marches : ils sont vertige et destin. La misère vous fait descendre, l'amour aussi. »

Plus loin, il convoque le lecteur à une visite imagée du quartier populaire de Belleville :

« Pour un historien, les noms des rues de Paris sont des renseignements précieux ; pour le passant, c'est de l'humour de mauvaise qualité. Alors que dans la rue de la Santé se trouvent deux hôpitaux et une prison, dans la rue du Roi-Doré s'agitent des chiffonniers, et le boulevard de la Chapelle a la préférence des tenancières de bordels. Le quartier des sans-le-sou de Paris s'appelle Belleville.

 

Il ressemble à une pelote de rues enchevêtrées que ne saurait débrouiller ni un piéton ni un dessinateur. Ces rues sont dotées de noms parfumés : “Rue des Acacias”, “rue des Amandiers”, “rue des Eglantiers”. Elles sentent l'humidité, la suie, les ordures. »

Le journaliste libertaire Pierre Châtelain-Tailhade évoque pour sa part, dans le numéro du 11 mai 1934, « ceux de la cloche » : les sans-abri de Paris.

« Deux clochards ont claqué sur un banc.

 

On les a trouvés, au petit jour ; un flic sans doute, qui les aura secoués de sa grosse patte et sera resté sans paroles devant ce tas de vêtures et de chair figées par le double empois de la crasse et de la mort.

 

On en ramasse comme ça, de temps en temps. Ça fait de la viande pour l'amphithéâtre et deux lignes pour les “faits-diversiers”. Ça vaut plus que ça, je vous l'assure. Et je les connais bien. »

Le 21 mars 1935, Regards s'intéresse, sous la plume de Pierre Bochot, aux « féodaux » des Halles, qui dès avant l'aube s'affairent dans le plus grand marché de la capitale – qu'on appelle alors encore le « Ventre de Paris » :

« Quatre heures. Nuit. Bataille !

 

Crise !

 

Le “Ventre de Paris” est si plein – poisson, légumes, gibier, fruits, volaille, fleurs – qu'il peut passer pour la huitième merveille du monde !

 

Mais en régime capitaliste – est-il vraiment nécessaire d'ouvrir cette parenthèse ? – merveille est synonyme d'horreur, abondance veut dire : calamité !

 

Cinq heures. Bataille !

 

Gueux, porteurs, employés, camelots, policiers, marchands des quatre saisons, chômeurs, restaurateurs, chauffeurs, épiciers, mouchards, cultivateurs, bouchers, approvisionneurs, forts, mandataires, prostituées, commissionnaires s'agitent comme des damnés, crient, s'injurient, se battent, dans un cadre formé par les produits les plus beaux, les plus savoureux, les plus odorants de la terre ! »

Dans le numéro du 28 janvier 1937, enfin, Claude Martial s'exclame : « Vous ne connaissez pas Paris ! ». Sur plusieurs numéros, le journal se livre arrondissement par arrondissement à une enquête sur le Paris « caché », celui des marchés, des passages, des ateliers, des tavernes de la butte Montmartre, des ruelles pauvres à deux pas des grands boulevards. Le tout illustré par de magnifiques photos en noir et blanc :

« Paris, nous connaissons surtout son visage maquillé, son aspect de grande dame qui se met en frais pour recevoir ses visiteurs. Ce n'est pas ce Paris-là que nous voudrions vous faire connaître.

 

Mais la Ville-Lumière a ses ombres. La capitale a ses taches de misère, de crasse, ses îlots de maladie, sa lèpre même, dont des quartiers périssent, par lambeaux. Ce n'est pas, non plus, ce Paris seulement que nous voudrions faire défiler devant vos yeux.

 

La Ville est une, avec sa misère et sa gloire, et point n'est besoin de retoucher sa carte pour s'en faire un tableau ou trop sombre, ou trop clair.

 

Elle est une. Elle n'est pas immuable. »

La revue Regards, créée en 1932, cessera de paraître pendant la guerre. Elle reprendra à la Libération, et paraîtra jusqu'en 1960.