Le gavage des oies pour les fêtes, « un supplice qui rappelle la torture »
Dès le milieu du XIXe siècle, dans le sillage de la création de la SPA et de l'adoption de la première loi de protection animale, des voix se font entendre pour dénoncer la pratique du gavage des oies.
Depuis 2005, selon la loi française, « le foie gras fait partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France ».
C’est à partir du XVIIe que le développement démographique des campagnes conduit le Sud-Ouest, entre autres, à entreprendre des cultures nouvelles qui permettent l’essor de l’élevage des palmipèdes. Le foie gras commence alors à être vendu sur les marchés, procurant une source de revenus croissante aux paysans.
En quoi consiste le « gavage », facilité par l’invention de l’embuc (un entonnoir à piston) au XVIIIe siècle ?
En 1902, La Gazette de France décrit par le menu ce procédé qui ne cesse de se perfectionner :
« Cette opération consiste essentiellement dans l’intromission forcée d’une certaine quantité de pâtée liquide dans le jabot. [...]
L’extrémité de cet entonnoir est coupée en biseau et garnie de caoutchouc afin de ne pas courir le risque de blesser le gosier des volailles. Au moyen d’une grande cuiller dont on a bien calculé la contenance, on verse dans l'entonnoir une quantité déterminée de pâtée liquide.
Le mode opératoire est le suivant : l'oiseau est pris dans l'épinette ; l'opérateur, ayant à sa portée le vase rempli de pâtée, maintient l’oiseau entre ses genoux, lui introduit l'entonnoir de la main gauche et tient le cou allongé. De la main droite il prend la cuiller à pâtée et jette dans l’entonnoir la quantité nécessaire ; par un léger mouvement de pression des doigts il facilite la descente de cette pâtée. [...]
Le gavage mécanique est une modification rapide du gavage à l'entonnoir. Le principe [...] consiste essentiellement en un piston contenu dans un réservoir cylindrique, terminé par un tube de caoutchouc et actionné par une pédale. L'opérateur a ainsi les deux mains libres, le réservoir contient une grande quantité de pâtée, le gavage se fait donc avec beaucoup plus de rapidité. La gaveuse mécanique est l’outil indispensable de l’éleveur industriel. »
La question de la souffrance animale induite par cette pratique surgit pour la première fois dans la presse au milieu du XIXe siècle, à la faveur de l’adoption, en 1850, de la première loi de protection animale.
Cinq ans avant cette loi, la Société protectrice des animaux (SPA) a été créée en France, et commence à faire entendre sa voix en vue de sensibiliser l'opinion aux pratiques cruelles envers les animaux, se heurtant à de vives oppositions.
Comme de nombreux combats de la SPA, celui contre le gavage est tourné en dérision par la majorité des chroniqueurs, qui prêtent aux défenseurs des animaux une sensiblerie déplacée.
Ainsi, en 1857, une plume du Figaro ironise sur le « noble combat » de la SPA envers les « volailles persécutées » :
« Voilà un beau temps qu'on leur fait toutes sortes de misères, qu'on les vole comme dans un bois, et qu'on les martyrise affreusement. Les gens de lettres les déplument, les gourmets ont inventé de leur donner des maladies de foie, sous prétexte que ça rendait les pâtés de foie gras meilleurs ; on les engraisse avec infiniment de sollicitude, c'est vrai, mais ce n'est qu'une cruauté de plus, rien n'est pénible pour une honnête oie, comme un embonpoint exagéré.
Il était temps de mettre un terme à ces vexations que rien, de la part des oies, n'a jamais motivées. Notre siècle, témoin de tant de grandes choses, verra s'accomplir ce grand acte de justice. Je n'ai pas ouï dire que les oies se soient plaintes. Elles sont très réservées, de leur nature. Mais la Société protectrice des animaux n'en a pas moins pris fait et cause pour les volailles persécutées.
Dans une de ses dernières séances, elle a entendu un rapport sur le martyre d'une oie alsacienne, dont on avait tiré, paraît-il, un pâté de foie gras honteusement exquis. Après cette lecture, qui a soulevé tour à tour des explosions d'indignation et de pitié, voici les nobles résolutions que la société a adoptées à l'unanimité.
1° Tout membre de la Société s’engagera à ne jamais manger de pâtés de foie gras, ni chez lui, ni autre part. 2° Quiconque voudra faire partie de la Société devra prendre le même engagement. 3° Une médaille d'or sera adressée à l'auteur qui indiquera le meilleur moyen de mettre un terme à la sauvage industrie de l'engraissement des foies.
Reste maintenant aux oies à aller remercier, en corps, la Société protectrice des animaux ; c'est bien le moins qu'elles puissent faire. »
À l'époque, rares sont les voix à faire entendre un autre son de cloche. L'écrivain et journaliste Timothée Trimm est de celles-là. Le fondateur du Petit Journal dénonce ainsi, en 1868, le gavage des oies, « un supplice qui rappelle les horreurs de la torture ».
Prenant sa plume (d'oie) pour livrer ses « méditations sur le foie gras », il se fait fort de réhabiliter l'oie elle-même :
« L'oie est susceptible de vigilance, d'adresse et d'attachement. Certaines oies veillent à la garde de la maison et tournent même la broche comme un chien.
Lorsque, vers l'an de Rome 365, les Romains escaladaient déjà le Capitole, on vit les oies sacrées, par le battement de leurs ailes et par leurs cris, appeler aux armes les Romains endormis. Lacyde, le disciple chéri d'Ancesilas, eut une oie qui l'avait pris tellement en amitié que, nuit et jour, seul ou en public, il en était suivi comme aurait fait un chien.
L'oie n'est donc pas une bête stupide. »
Puis il s'emploie à montrer la cruauté du gavage :
« On prend une oie, une pauvre oie domestique, jouissant jusqu'alors, dans le poulailler, de toute sa liberté individuelle.
On la saisit malgré ses cris, qui ont pu émouvoir les Gaulois envahisseurs, mais qui ne touchent aucunement les cœurs bronzés de nos marchands de comestibles. On enferme l'oie dans une cage où seule la tête peut sortir. La bête peut boire et manger mais non se mouvoir en liberté.
Cette cage est mise dans une cave obscure, car le défaut de lumière et l'esclavage font engraisser. L’on empâte le volatile, on lui fait manger, par force, une quantité considérable de maïs. On le lui fourre violemment dans le bec quand la déglutition naturelle ne se présente pas facilement. Ce régime fait gonfler extraordinairement le foie des oies.
L'animal en use pendant quatre semaines avant d'arriver à l'état requis par les exigences de la gastronomie. Souvent, à la troisième semaine, il meurt étouffé, et n'en est pas moins bon. »
Preuve sans doute que les mentalités commencent à évoluer, on trouve dans la presse du début du XXe siècle de plus en plus de dénonciations des pratiques cruelles envers les animaux. Ainsi, en 1903, un chroniqueur du Figaro (journal qui, comme on l'a vu, conspuait cinquante ans plus tôt le combat de la SPA) se demande si, « pour la satisfaction de sa gourmandise, l'homme a le droit d'infliger de ces longs supplices à de pauvres êtres innocents ».
« Les gourmets, pour la plupart, ignorent que c'est à cette époque que se prépare la matière première des exquis pâtés de l'oie gras d'Alsace. La manière dont on l'obtient est un exemple, ajouté à tant d'autres, de la cruauté raffinée de notre espèce humaine à l'égard des êtres qu'elle sacrifie, pour peu que leurs souffrances puissent lui profiter ! [...]
Il est permis de se demander si, pour la satisfaction de sa gourmandise, l'homme a le droit d'infliger de ces longs supplices à de pauvres êtres innocents. J'estime que non. »
Au XXe siècle, la SPA participera de plus en plus à l'éveil des consciences de « l'opinion », comme s'en fait l'écho Les Annales politiques et littéraires dès 1904 :
« Elle se targue d'une autorité quasi officielle, elle compte des milliers d'adhérents, elle possède un budget respectable ; elle est active, entreprenante ; elle ne craint pas la lutte, rompt d'innombrables lances contre ses adversaires et sème à profusion les lauriers sous les pas de ses amis. »
Toutefois, les actions et la popularité des associations pour le bien-être animal auront bien du mal à faire interdire les formes les plus cruelles de gavage – il n'est aujourd'hui illégal qu'en Israël, et ce depuis 2003. Aujourd'hui néanmoins, de nombreux producteurs de foie gras pratiquent des élevages d'oies en semi-liberté, utilisant un système dit « d'engraissement naturel ».
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Pour en savoir plus :
Conseil Européen, « Comité Permanent de la Convention Européenne pour la protection des animaux dans les élevages », 2002
Jean Vitaux, « Le foie gras : un plat de fête sur nos tables », in: Le Dessous des plats, 2013