Tandis que le gouvernement de Léon Blum accorde deux semaines de congés payés à tous les Français, l’écrivaine Colette sillonne le sud de la France à la recherche de cette nouvelle espèce étrange, les « campeurs ».
A l’été 1936, pour la première fois les Français de toutes catégories sociales peuvent légalement partir en vacances. La raison est connue : le gouvernement de Front Populaire de Léon Blum vient de signer, le 20 juin, une loi offrant à tout travailleur deux semaines de congés payés. 600 000 Français s’aventurent sur les routes et les plages cette année-là. Ils seront 1,7 million l’année suivante.
La grande romancière et journaliste Colette part au mois d’août à la rencontre de ces nouveaux vacanciers pour Le Journal. Dans le sud-est de la France, aux abords de Saint-Tropez, elle fait la rencontre de jeunes adeptes du camping, fauchés, armés d’une simple tente et d’un sac de couchage. Heureux sous les pins et face à la mer, les vacanciers précaires se confient.
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Quand j'écrivais ici même, l'été dernier : « Ils y viendront, au camping ! » je ne prévoyais pas qu'ils y viendraient si vite, et en tel nombre. Par familles, par groupes, par camps, par villages, par nationalités, les tentes ont poussé sur la côte comme champignons d'août. Nous avons les Tchécoslovaques rouges, les Russes blancs, les Français jaunes… Je ne parle, bien entendu, que de la couleur des corps nus, qui permet un sûr diagnostic : les blancs ne font que d'arriver, les rouges ont huit jours de brûlures, les derniers ne sont pas tout à fait cuits.
Sur tel terrain de camping où les tentes se serrent, chapiteau contre chapiteau, les campeurs peuvent goûter les plaisirs de certaines plages américaines congestionnées. Aux abords de Sainte-Maxime, de Pampelonne et du Pinet, sur Cavalaire et sur La Croix, La Foux, et dans la zone boisée qu'on nomme ici, avec considération « vers chez l'ancien monsieur Guitry», les toits coniques de toile alternent avec les remorques dételées.
Mais la faveur, cette année, va nettement à l'attirail léger et sommaire, à la tente individuelle, de même forme et pas beaucoup plus grande qu'un journal mi-plié. Contraint d'économiser, le campeur qui roule son abri sur une bicyclette, suspend sa casserole au guidon et endosse son rücksack, parle sans respect – non peut-être sans envie – de la confortable remorque-roulotte : « Ça fait vieux, ce bazar ! » Cette année, il met sa maison au vestiaire, chaque fois qu'il a le caprice de danser une nuit à Saint-Tropez, se baigner à la Nartelle, voir le gala de Saint-Raphaël, acclamer le feu d'artifice de Cannes. D'ailleurs, où voulez-vous qu'il couche ? Tout est plein. Inquiets des chances d'incendie, les propriétaires des pinèdes clouent aux troncs l'avertissement: « Camping interdit. »
Un groupe de jeunes filles, fourbues, cherchant le gîte, échouèrent dans une demeure ruinée, où elles tremblèrent de frayeur, elles que pourtant je connais pour hardies… « Nous n'avons pas peur des rôdeurs, ni de l'orage, ni des fourmis, me dirent-elles. Mais justement il n'y avait ni rôdeurs, ni vent, ni rien… C'est peut-être pour ça que nous avions si peur… »
Elles ont acquis, à Cannes ou à Nice, deux tentes pour quatre. Elles sont allées grossir un camp des environs. Car le dissident, le campeur solitaire, reste l'exception. Il existe. Vous le rencontrez ici et là, seul ou flanqué d'enfants farouches, dressés à faire la corvée de bois et à récurer les deux casseroles avec du sable. Puis il se fatigue, s'amende, s'inféode, et vous le retrouvez dans un de ces camps où deux cents ennemis déclarés de la foule et de la ville sont venus s'agréger plus étroitement que dans un immeuble citadin.
Vous le retrouvez parmi des insociables qui lui ressemblent comme des frères et qui ne se quitteront plus de quinze jours, de quinze nuits. Que pèse l'insociabilité, au prix des plaisirs que dispense une solidarité vaguement militaire, au prix du temps occupé, perdu en commun, et d'une sorte de poésie robinsonne : « Viens voir mon île déserte, où j'invite tous les copains ! »
Je ne fais rien pour ôter au campeur ses illusions, l'idée ingénue et contradictoire qu'il se fait de la solitude et de l'entraide. Je nourris pour lui un sentiment analogue à celui qu'il éprouve pour moi. Par le beau matin du quinze août, je me réjouissais que « les fêtes » n'eussent apporté, dans les tamaris maigres et salés qui ont les pieds dans la mer, aucun campeur. Le temps d'aller remplir, à la prise d'eau, mes deux arrosoirs, et de revenir, une tente avait poussé, en bordure de mon enclos, à côté d'une motocyclette et d'un homme jeune à lunettes fumées.
– C'est permis de camper ici ? demanda le campeur.
– Je n'en sais rien, dis-je jésuitiquement. Le terrain sur lequel vous êtes ne m'appartient pas.
– Bon, dit le campeur.
Il s'assit sur son sac de couchage et contempla la mer. Il avait l'air las, et sa petite tente, assujettie à la diable, battait des ailes. Je me dis, en regardant cet homme solitaire, que le loisir du campeur, dans un pays où l'on n'a guère encore pensé à lui, où rien n'est prévu pour son agrément et son repos, n'est pas très gai. Et, par-dessus ma clôture quasi idéale, j'ouvris des pourparlers de paix :
– Monsieur, vous avez l'air de le faire exprès ! Planter votre tente en plein nord quand le mistral se lève ! Il ne manque pourtant pas d'endroits meilleurs. Cent mètres plus loin, derrière cette espèce de dune, tenez…
Le mistral grandissant, comme je parlais, enleva l'un des piquets de la tente, qui ressemble encore davantage à une mouette, retenue par une patte. Et il fallut bien que j'aidasse l'homme à lunettes, qui poursuivait sa couverture échappée et ses deux casseroles, et cherchait son petit maillet. Je ne pouvais faire moins, après, que de mettre l'eau douce et le vin rose à la disposition du maudit, du paria, de l'exécré – du campeur, enfin, qui n'avait déjà plus, quand je m'en allai, l'air si fatigué, la mine si orpheline…
Le soir, les feux des phares tirent de l'ombre, au passage, les villages blancs aux murs de toile, qui dorment. Les dormeurs n'y sont pas très bien couchés. Mais sur leurs têtes, mais à leurs pieds murmurent les pins, et la mer. Et dans le camp, un insomnieux tousse, sa femme rêve haut, un enfant roule à bas de son hamac, une tarente en chassant renverse la bouteille de lait : qu'importe, pourvu que murmurent la mer, et les pins ! Songez au long espoir de ceux qui gisent là, songez au chemin qu'ils ont couvert. Faites cet effort amical de mesurer, à sa patience, à son optimisme, à sa résignation, la vivace poésie du campeur : il est venu de très loin pour entendre murmurer les pins de Provence, et la mer.