Les reines de Carnaval : quand les blanchisseuses participaient à leur concours de beauté
Au dernier jour de Carnaval, à la mi-carème, les blanchisseuses de tout Paris élisaient leurs « reines ». L’une d’entre elles était alors élue reine des reines et déambulait dans la ville en liesse.
Dans sa longue rétrospective du Carnaval de Paris de 1891, le journal La Cocarde du 6 mars revient sur une tradition importante des festivités en cette fin du XIXe siècle : l’élection annuelle de la « reine des reines » des blanchisseuses de la capitale.
« Il y a un vote pour l’élection des reines.
Toutes les blanchisseuses employées au lavoir donnent le nom par elles choisi. Celle qui a obtenu le plus de suffrage est nommée reine.
Les principaux lavoirs se réunissent ensuite avec délégation des reines nommées par chacun, puis a lieu l’élection de la reine des reines. »
L’élection de la reine des blanchisseuses était une manière de signifier la fin de l’hiver et le retour du printemps. En effet, les temps durs de la froide saison s’achevaient, et les blanchisseuses en avaient enfin fini de laver leur linge avec de l’eau glacée.
Également appelée « cortège des lavoirs » ou « fête des grenouilles », cette élection constituait l’un des grands moments du Carnaval de mi-carême, organisé vingt jours avant Pâques, au moment de la rupture ponctuelle du jeûne.
C’était alors une véritable fête, au cours de laquelle Paris tout entier devenait le théâtre d’innombrables processions, conduites par des chars bruyants et fleuris.
Le même numéro de La Cocarde revient sur les « cavalcades » prévues ce jour-là :
« C’est aujourd’hui la mi-carême, jour d’amusement pour mesdames les blanchisseuses et autres. [...]
Aujourd’hui donc, les lavoirs sont en liesse et vont rivaliser de faste. On verra chars et cavalcades, ce qui égaiera les Parisiens. »
Plusieurs itinéraires sont annoncés :
« Grand marché du Temple
DÉPART À 11 HEURES PRÉCISES.
Deux fois le tour du Temple, la voûte, rue des Archives (arrêt devant la mairie du IIIe arrondissement), rue de Bretagne, rue Cafarelli, rue Dupettit Thouars, rue du Temple (arrêt aux Enfants de Paris). »
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Renaissance des Halles
PREMIER DÉPART À DIX HEURES.
Rue Berger, rue du Pont-Neuf, rue Saint Honoré, rue de Rohan, place du Carrousel, pont des Saints-Pères, rue des Saints-Pères, boulevard Saint Germain (à gauche) rue Montfaucon (à droite), rue Mabillon, rue Loubineau, le tour du marché à gauche pour reprendre la rue Montfaucon. »
Pour l’édition de l’année d’après, dans son numéro du 26 mars 1892, La Lanterne signale l’emplacement de la blanchisserie où travaille celle que l’on s’apprête à élire reine.
« On sait que le lavoir qui possède cette année la reine des reines est dans le onzième arrondissement. Mlle Henriette Delabarre travaille en effet tous les jeudis, avec sa mère et sa sœur, au Grand lavoir Moderne, 109 rue Oberkampf. »
L’usage voulait que la reine des reines déambule dans les rues, montée sur le plus beau des chars de l’édition. Ainsi, La Lanterne rapporte :
« La reine des reines avait pour roi des rois M. Borini, patron du lavoir. Son char qui dans le défilé est le dernier, était précédé d’un groupe de cavaliers Moyen Âge. »
Une fois élue, la reine se devait de visiter les plus grandes autorités de la ville, et du pays. Ainsi, le journaliste commente sa tournée du tout-Paris d’alors.
« À 2 heures précises, un roulement de tambours annonce le départ du cortège du Cour la Reine où avait lieu le rassemblement. [...]
À hauteur du Palais de l’Industrie, le cortège tourne dans l’avenue Marigny, pour défiler devant le Palais de l’Élysée.
Le Président de la République s’était assis à la terrasse du jardin présidentiel, donnant sur cette avenue. »
Après un passage sur la place de la République, le cortège rejoignait enfin la place de l’Hôtel de Ville.
« Nulle part dans Paris, la foule n’était plus compacte que sur la place de l’Hôtel de Ville, les arbres de l’avenue Victoria et des quais étaient garnis de grappes humaines ; aux balcons, aux fenêtres, sur les toits jusque sur les cheminées, des curieux s’étaient installés, hissés, juchés dans des poses les plus originales et les plus diverses. »
La procession de mi-carême eut un succès particulièrement retentissant à compter de l’année 1893, où elle devint, en plus de la traditionnelle fête des femmes de la ville, la grande fête des étudiants parisiens.
Cette année-là, le journaliste de Gil Blas insiste avec une légère ironie sur la surpopulation provoquée par les festivités, témoignage de notre « vielle gaieté gauloise » et de cette typique « exubérance faite pour dérider les plus moroses ».
« À partir d’une heure, la circulation de la Madeleine au Château d’eau est devenu impossible.
Tous les curieux se portent de ce côté, et les confettis et les serpentins font rage pendant que la cavalcade des blanchisseuses s’organise. »
De même dans Le Petit Journal, où le rédacteur se laisse aller à une description du quartier latin au milieu de la foule, pendant la liesse.
« L’aspect du boulevard Saint Michel est à cette heure vraiment curieux.
Les terrasses des cafés sont pleines de monde depuis le Vachette jusqu’au d’Harcourt. Un grand nombre de masques se livrent à bataille des confettis.
Aux alentours du Panthéon pour assister à l’autodafé de Sa Majesté Carnaval. »
Tombé peu à peu en désuétude au début des années 1930 jusqu’à finalement disparaître en 1953, le Carnaval de la mi-carême et sa fête des blanchisseuses sont sortis de l’oubli depuis 2009, sous le nom de « Carnaval des femmes ».