Les « Murder parties » : un jeu de rôle macabre venu du monde anglo-saxon
Si le fait divers et le divertissement ont pris de l’importance depuis leur apparition dans la presse, le feuilleton créé par la succession de chroniques judiciaires a offert, au début du XXe siècle, une nouvelle expérience de lecture au crime : celle du jeu, via la résolution d’une énigme.
Les premières communautés composées de lecteurs assidus d’Arthur Conan Doyle se réunissent aux États-Unis et dans le Royaume-Uni des années 1920 et 30 à l’occasion de murder parties, prémisse du jeu de rôle ancré dans la réalité (ce qu’on appelle aujourd’hui un « GN », un jeu grandeur nature). La part de théâtralité, de mise en scène et d’improvisation est alors largement inspirée du style graphique illustrant les fait-divers défrayant la chronique, ainsi que du déroulement des procès criminels, qui font eux aussi souvent salle comble.
Ces murder parties, organisées par la haute société de l’entre-deux-guerres, sont introduites en France par Elsie de Wolfe au début des années 1930. Cette dernière s’inspire de jeux auxquels elle a déjà assisté en Angleterre, aux États-Unis et en Suisse. Le jeu reprend les bases de la littérature policière anglo-saxonne, dont S. S. Van Dine, auteur de detective stories alors très populaire, publie les « 20 règles » en 1928.
Elle-même rendue célèbre par son activité de décoratrice d’intérieur des grandes personnalités de l’époque, l’Américaine élargit sa notoriété dans le milieu mondain grâce à quelques publications d’ouvrages notables: The House in Good Taste publié en 1914, Elsie de Wolfe's Recipes for Successful Dining en 1934, puis publie ses mémoires intitulées After All l’année d’après, soit quinze ans avant sa mort en 1950 dans sa villa Trianon à Versailles. Acquise en 1903, cette villa sera le décor de son mariage en 1926 à Sir Mendl, honorable diplomate britannique, et de fêtes à thème grandioses.
La nouveauté des murder parties en France permet à Lady Mendl de les organiser de la façon la plus excitante : les convives reçoivent un carton leur indiquant leur invitation pour un repas suivi d’une fête relativement intime (moins de 20 personnes), sans mentionner quelque meurtre que ce soit.
C’est donc au cours de la soirée, qu’ils remarquent l’absence prolongée d’une des personnes constituant ce huis-clos, ou qu’ils entendent un coup de feu, et que peut commencer le jeu. Cette version inaugurée par la décoratrice, permet aux invités d’être constamment surpris, tout au long de la soirée, ce qui les plonge réellement dans le scénario des whodunits de la tradition littéraire anglo-saxonne. Le jeu, alors très novateur, permet de divertir une société mondaine parfois plongée dans une routine protocolaire, composée de règles relationnelles strictes. Il offre aussi à cette haute société un nouveau moyen de se distinguer socialement par le biais d’une animation de soirée très éloignée des préoccupations des classes moyenne et ouvrière psychologiquement et physiquement marquées par les horreurs de la Grande Guerre.
Le très bourgeois Le Temps présente ainsi en 1930 le jeu à ses lecteurs, en insistant sur son caractère « posh » :
« C’est un très joli jeu, et je ne doute pas qu’il fasse fureur. Le voici en un mot : on donne un dîner et l’on représente l’assassinat d’un des convives.
Un bel assassinat veut du luxe. Comment imaginer un crime passionnant dans un cagibi de cinq pièces. »
Cette élite économique, politique et intellectuelle à la recherche du frisson arrive à un point historique où ses loisirs, d’ordinaire exclusifs, se démocratisent peu à peu pour atteindre le grand public : théâtre amateur ou professionnel, musique classique, danse, cirque, jeux de cartes.
La murder party arrive donc à point nommé pour cette frange de la grande bourgeoisie en quête d’adrénaline, de compétition et de simulation d’une vie qu’elle ne connaît qu’au travers de ses lectures. L’énigme à résoudre peut se voir comme un moment de répit vis-à-vis de l’ennui vécu par une classe sociale ayant le moyen de ses ambitions ludiques.
Henry Bordeaux écrit en 1931 dans son roman Murder party ou celle qui n’était pas invitée :
« Il était temps qu’on renouvelât ces réunions si aisément insipides, pour l’agrément desquelles on recours inévitablement au bridge ou à la danse.
Voilà̀ un jeu moderne, et combien il faut remercier l’Amérique de son exportation : encore une dette. »
L’auteur français, membre de l’Académie, et convive récurrent des fêtes luxueuses de Miss de Wolfe, permet avec cet ouvrage – et sa suite, intitulée La Revenante – la découverte de ce type de jeux d’happy few au grand public. En choisissant de les publier par extraits dans la presse hebdomadaire nationale et régionale, il touche ici un public étendu bien au-delà des membres du bottin mondain invités chez Lady Mendl et ses amis. Amateur devenu passionné, Henry Bordeaux explique son intérêt pour la murder party dans le roman :
« Ce drame qui n'est en somme qu'esquissé, qui ne comporte qu'un plan et des directives, surpasse en intérêt toutes les pièces jouées. »
Ce jeu de rôle permet d’autre part une expérience collective, et donc le développement d’une communauté de fantasmes, en renforçant les liens réciproques d’identification des joueurs. Dans Marianne, on peut ainsi lire que « d’une soirée, lady Mendl fait un chef-d’œuvre ».
« Pourquoi ? Mais parce que les acteurs sont confondus avec les spectateurs, parce que chacun a l'impression qu'il pourrait y prendre part, parce qu'on ne distingue plus nettement ce qui est imaginaire de ce qui est réel. »
La presse conservatrice de l’époque, quoi qu’elle reconnaisse l’aspect divertissant du jeu, émet à son propos des doutes d’ordre éthique, et relève un goût, conscient ou non, pour la satire. Une satire de l’enquête criminelle véritable qui n’a, à cette époque que peu de règles et de protocoles identifiés. Cette satire permet ici un jeu créatif, qui a la particularité de n’avoir (justement) quasiment aucune règle, mise à part celle désignant son vainqueur, à savoir celui ou celle qui découvrira l’identité du meurtrier.
La porosité entre réel et fictionnel ne fera que s’accentuer dans le genre littéraire du murder mystery, en vertu duquel auquel le lecteur (mais aussi spectateur ou joueur) doit mener une double enquête : en plus de celle de la narration, il doit démêler de lui-même le vrai du faux. Il permet aussi une satire à demi-mot du célèbre concept de « tout le monde est suspect », ouvert par la presse à grands tirages suite à de nombreux fiascos judiciaires sans preuves matérielles de l’entre-deux-guerres, à l’image du Crime du Palace en 1933 ou de l’affaire Lætitia Toureaux en 1937. Les organisateurs et convives ont ici le grand avantage d’être à huis-clos, avec un nombre de participants défini.
Henry Bordeaux justifiera une nouvelle fois la légitimité de la murder party et de son intérêt « psychologique » à l’occasion de l’adaptation au théâtre de son roman en 1936. En vue de contredire les nombreuses critiques le visant, notamment la peur d’inspirer des criminels en devenir, il confiera à l’Excelsior :
« C’est une histoire criminelle dominée par l’étude psychologique. [...]
- Ne craignez-vous pas la contagion de l’exemple exalté par le théâtre ?
- Macbeth est une histoire criminelle... Notez aussi que dans les pièces classiques on se tue beaucoup. Remarquez d’ailleurs qu’une Murder-Party n’est qu’un jeu de société. On y joue peu en France, mais beaucoup aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse. [...] Nous considérons, et nous voulons ne considérer le crime que comme un élément psychologique. Le récit souvent exagéré des crimes est dangereux. [...]
Dans Murder-Party, nous avons voulu intéresser sans corrompre. »