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Gusti Jordan, le milieu de terrain autrichien naturalisé français

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En juin 1938, les Bleus alignent en Coupe du monde un joueur né autrichien, et naturalisé quelques semaines à peine avant l’Anschluss. Auguste  «Gusti » Jordan se voit alors contraint de « prouver » son appartenance française à la presse nationale.

L’équipe de France de football aurait dû affronter l’Autriche à Paris le 24 mars 1938. « Aurait dû » car, douze jours plus tôt, l’armée allemande a envahi l’Autriche, initiant le rattachement (« Anschluss ») des deux pays [lire notre article] et rendant impossible le match entre les Bleus et la sélection autrichienne.

Cette rencontre qui n’a jamais eu lieu aurait été par ailleurs particulièrement spéciale pour l’un des joueurs tricolores, le milieu de terrain Auguste Jordan, né à Linz et naturalisé français en début d’année. Dans les colonnes de Paris-Soir en janvier 1938, on le voyait s’exprimer à ce sujet :

« Je suis Français... enfin ! J’aime la France.

J’y ai été admirablement accueilli. J’y ai trouvé des amis véritables. J’y gagne bien ma vie. Pourquoi donc ne m’y fixerais-je pas ? [...]

Le “Linzer Torte” [une pâtisserie autrichienne, N.D.L.R.] n’est plus. Vive donc le bifteck aux pommes, chers compatriotes ! »

Quelques jours après l’invasion de son pays natal, Le Petit Parisien le retrouve aux Six Jours de Paris, une célèbre compétition cycliste.

« Il lui revint en mémoire quelques histoires drôles de la Vienne du passé où l’on aimait la bonne vie. Mais, quand il eut fini de me raconter les farces de son ex-coéquipier Stroh, sa gaieté était tombée. Ainsi, après les “chasses” mouvementées, le peloton bigarré observait une pause...

– C’est formidable !... murmura Jordan. Il me semble impossible que Vienne soit morte ces jours-ci pour ne pas ressusciter. »

« Si la partie avait eu lieu, nous eussions utilisé au poste de demi-centre Jordan, né Autrichien et naturalisé Français en janvier uniquement pour jouer au ballon comme professionnel. Ironie du sort. De toute manière, Jordan eût changé de nationalité. S’il était philosophe, il serait fondé à se retourner aujourd’hui vers moi et à me dire : “Ce n’était pas la peine de me blâmer si fort ; j’ai bien fait.” », écrit quelques jours plus tard le quotidien nationaliste L’Action française avant de s’interroger, avec le zèle antisémite qu’on leur connaît, sur le devenir des joueurs autrichiens :

« Toujours à supposer que les choses restent à peu près dans l’état instable où elles sont, les uns émigreront. [...] Nous les naturaliserons.

Il y aura bien parmi eux quelques Blums. D’ensemble, parmi les néo-Français (quel mot charmant !), ils ne seront pas les pires. »

« Gusti » Jordan, à droite, aux prises avec un joueur de l'Olympique lillois dans Ce Soir, 1938 - source : RetroNews-BnF

Une semaine plus tard, un lecteur écrit au journal pour défendre Jordan, dont il estime que la naturalisation a été « imposée par son club », le Racing de Paris, et en profite pour proférer au passage une nouvelle violente attaque antisémite contre le président du club, Jean-Bernard Lévy, qui mourra au front en 1940 :

« Que voulez-vous que signifie le mot patrie pour M. Jean-Bernard Lévy, de la race élue, qui fut successivement élamite avec Abraham, cananéenne avec Isaac, égyptienne avec Jacob, puis successivement assyrienne, chaldéenne, perse, grecque, romaine. J’en passe… »

Portrait de Auguste Jordan dans L'Aube après-guerre, 1946 - source : RetroNews-BnF

Tel est le paysage idéologique où Jordan devient, dans le courant de l’année 1938, un pilier de l’équipe de France, que le quotidien Paris-Soir imagine même, pour rire, ministre de la Guerre dans un gouvernement qui ne serait constitué que de joueurs et entraîneurs de football.

Un Jordan qui, le 12 juin 1938, se retrouve titulaire lors de la défaite en quart de finale de la Coupe du monde contre l’Italie championne du monde en titre (1-3), pour une prestation jugée diversement par la presse, certains journaux l’estimant surpassé par son adversaire direct, d’autres le classant parmi les meilleurs.

Le débat autour de la naturalisation du milieu de terrain a duré près de deux ans. « Combien voulez-vous, Monsieur, pour devenir français ? » : en mai 1936, L’Intransigeant, tout en pointant que c’est le type de joueurs qui manque à l’équipe de France, affirme que Jordan a demandé une forte somme pour accepter une procédure qui arrangerait bien son club – le nombre d’étrangers par équipe est alors limité.

Neuf mois plus tard, le toujours très populiste Petit Journal renchérit sous le titre « Nationalités à vendre » en comparant les Bleus à cette légion étrangère espagnole à laquelle Julien Duvivier vient de consacrer un film avec Jean Gabin :

« “Gusti” Jordan [...] y rencontrera d’autres Autrichiens naturalisés, des Sud-Américains, des Hongrois, qui sont dans le même cas...

À l’équipe de France succédera la Bandera. Mais qui sera l’interprète fédéral ? »

Quelques jours plus tard, Jordan dément dans Paris-Soir : « Ma naturalisation n’est pas à vendre. [...] Soyez persuadé que lorsque je deviendrai français, ce ne sera pas à la suite d’une transaction commerciale mais bien parce que j’aurai considéré que je peux finir mes jours dans ce beau pays de France qui m’a accueilli si sympathiquement, que j’aime tant et où je ne compte que des amis. »

Et reçoit, au passage, le soutien du même quotidien :

« La question de naturalisation dépasse [...] les limites du sport et nous avons eu en France une quantité de savants, de littérateurs et d’artistes étrangers qui sont venus nous demander de les reconnaître pour fils.

En vertu probablement de ce que tout homme a deux patries : la sienne et la France. »

Paris-Soir, qui s’exclamera un an plus tard, pour la première cape du joueur sous le maillot bleu : « Après tout, Mazarin a bien été ministre en des temps où l’on était plus chatouilleux encore sur la question des nationalités ! »

Devenu français, Jordan doit, à vingt-neuf ans, satisfaire ses obligations militaires. En novembre 1938, il est affecté au 51e régiment d’infanterie d’Amiens, de même que le gardien de but Rodolphe Hiden, autre Autrichien naturalisé français qui portera une fois le maillot bleu en 1940.

Une voiture de Paris-Soir le conduit à la caserne :

« Des fenêtres, où des soldats sont en treillis, les “Bonjour, Gusti !” fusent de partout.

Première impression très favorable de Jordan :

Je crois que je serai très bien ici. »

Un an plus tard, Jordan est rappelé sous les drapeaux et capturé  par la Wehrmarcht pendant la débâcle de 1940. « Gusti Jordan [...] vient de donner de ses nouvelles. Il est prisonnier à Épinal et adresse à tous ses amis son meilleur souvenir », écrit L’Œuvre en septembre 1940.

D’abord autorisé à s’aligner sous les couleurs de l’équipe locale, il est libéré un an plus tard et revient à Paris et à son club. Il portera encore à deux reprises le maillot de l’équipe de France, finissant sa carrière internationale le 6 décembre 1945 par une lourde défaite contre son pays natal, redevenu indépendant.