L'URSS, dix ans après la Révolution
En 1927, une décennie après la révolution bolchevique, la reporter Andrée Viollis enquête en URSS. Elle découvre une société en pleine reconstruction après la guerre civile et les famines.
Spécialisée dans les grands reportages, ex-rédactrice du journal féministe La Fronde, Andrée Viollis (1870-1950) est l'une des journalistes les plus célèbres de l'entre-deux guerres. Entre 1926 et 1927, elle part enquêter en URSS afin d'écrire une suite de reportages pour Le Petit Parisien. Son but : raconter à quoi ressemble le pays dix ans après la Révolution. La journaliste est sympathisante du PCF, mais elle n'entend rien enjoliver, ne faire « ni apologie ni réquisitoire ». Elle l'explique dans son premier article, publié le 19 janvier :
« Après tant d'autres, je voulais, à mon tour, essayer de comprendre l'expérience soviétique, la plus formidable de notre temps puisqu'il s'agit du sort de 140 millions d'êtres, pénétrer dans ce que quelqu'un a nommé le "grand laboratoire aux vitres brisées". »
En 1927, le jeune État soviétique sort de longues années de guerre civile et de famine. C'est alors un pays en pleine reconstruction, soumis à la NEP (« Nouvelle politique économique ») voulue par Lénine et censée redynamiser la Russie avant sa transition vers le socialisme : capitalisme d’État pour l'industrie, capitalisme privé pour la petite production paysanne.
Arrivée à Moscou, Andrée Viollis se rend sur la place Rouge où une foule de pèlerins fait la queue dans une ambiance religieuse pour voir le corps embaumé de Lénine, mort en 1924 et désormais objet d'un culte soigneusement entretenu par le régime.
« Au mystique peuple russe, qui avait perdu à la fois son tsar et ses saints, on a donné Lénine, le surhomme, couché dans sa châsse. Et ce pèlerinage nocturne, sous ce drapeau animé d'un éclat miraculeux, voilà ce qu'on ne peut voir que dans la capitale de l'athéisme : Moscou. »
Plus loin, elle décrit les enfants des rues :
« Des enfants encore, cinq ou six enfants de huit à douze ans, épaulés les uns contre les autres, mais pieds nus, à peine couverts de haillons sinistres, à travers lesquels transparaissent leurs maigres membres à la peau souillée. Les yeux chassieux, [...] leurs dents de loup luisant dans leur figure plaquée de crasse, d'un air tout à la fois impudent et pitoyable, ils regardent le beau cortège éclatant.
Je demande :
– Qu'est-ce que c'est donc ?
– Ce sont, hélas nos enfants abandonnés. Un terrible problème dont vous entendrez souvent parler. Nous en avons 300 000 comme ça.
Comment ? Ici, dans le paradis prolétarien [...] ? »
Ailleurs, la journaliste raconte la collectivisation des logements (administrés par des soviets, un par maison) et les cohabitations parfois difficiles qui en découlent.
« On m'emmène chez un voisin, un jeune professeur qui a le crâne rasé jusqu'à l'os [...]. Il campe dans une chambre, genre cabine de navire, entièrement doublée de livres, quelques-uns revêtus de belles reliures anciennes [...]. Il ne lui manquerait rien pour être heureux si, de l'autre côté de la cloison, ne gîtait un camarade balayeur qui aime un peu trop la vodka et pas assez les intellectuels.
– Quand il est plein, explique Boris, il tambourine sur la cloison qui est en bois et gueule comme un âne.
– Cette nuit, ajoute le jeune professeur, c'est à mes livres qu'il en avait. "Je te les brûlerai, gratte-papier à la tête de bois, hurlait-il, je te flamberai avec comme une punaise, comme un putois dans son trou." Et cela jusqu'au matin.
Ils riaient tous deux. »
Andrée Viollis explore aussi la Russie rurale. A-t-elle changé depuis la Révolution ? La vie des gens y est-elle différente ? Sur certains plans, oui : près de Nijni Novgorod, la reporter croise des paysannes qui font partie du soviet local et se rendent au « club » pour y discuter des questions du village – une nouveauté inconnue au temps du tsar. Sur la route de Kazan, qu'elle rejoint en remontant la Volga, la journaliste parle avec un Russo-Américain qui connaît bien le pays.
« Et le régime soviétique, qu'en disent les paysans ?
– Pas grand-chose. Jamais ils n'avaient joué pareil rôle dans les affaires publiques, ils en ont conscience, et aussi qu'ils sont un peu les maîtres de demain.
– Mais ils ne regrettent pas leur "petit père", le tsar, pour lequel ils avaient un tel culte ? Ils ne se révoltent pas à la pensée de son abominable fin, de celle de ses enfants ? [...]
– Non. Il faut dire la vérité. Pas une fois je n'ai entendu prononcer le nom de Nicolas II. Peut-être y pensent-ils ? Ils ne le disent pas. Que voulez-vous ? Il était si haut, si loin du peuple [...]. Allez, le passé est bien mort. »
De retour à Moscou, Andrée Viollis visitera encore une usine « modèle » et une école où « la plus grande part de l'enseignement est réservée aux questions politiques », avant d'aller à la rencontre « de la jeunesse » soviétique (qu'elle trouve bien prude).
Elle tirera un livre de son voyage en URSS (Seule en Russie, de la Baltique à la Caspienne, 1927). La même année, Staline, ayant éliminé toute opposition au sein du parti, devenait le maître suprême de l'URSS.