Les artistes contre l'« inutile et monstrueuse » tour Eiffel
Une gigantesque tour métallique au beau milieu de Paris ? Pour les 47 artistes signataires de la « Protestation » parue le 14 février 1887 dans Le Temps, c'est une aberration. Leur texte, vigoureux réquisitoire contre la construction de la tour Eiffel, aura un certain écho. D'autant que parmi les auteurs figurent des noms très prestigieux : les écrivains Guy de Maupassant et Alexandre Dumas fils, le compositeur Charles Gounod, les poètes Leconte de Lisle et François Coppée ou encore l'architecte Charles Garnier.
Leur protestation est adressée à Adolphe Alphand, commissaire de l'Exposition universelle de 1889 :
« Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté, jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de “tour de Babel”. »
Premier argument : la tour n'a rien de français dans son esprit ni dans son architecture ; elle n'a donc rien à faire à Paris.
« Sans tomber dans l'exaltation du chauvinisme, nous avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans le monde. Au-dessus de ses rues, de ses boulevards élargis, le long de ses quais admirables, du milieu de ses magnifiques promenades, surgissent les plus nobles monuments que le génie humain ait enfantés. L'âme de la France, créatrice de chefs-d'œuvre, resplendit parmi cette floraison auguste de pierre […].
Allons-nous donc laisser profaner tout cela ? La ville de Paris va-t-elle donc s'associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de machines, pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ? Car la tour Eiffel, dont la commerciale Amérique elle-même ne voudrait pas, c'est, n'en doutez point, le déshonneur de Paris. Chacun sent, chacun le dit, chacun s'en afflige profondément, et nous ne sommes qu'un faible écho de l'opinion universelle, si légitimement alarmée.
Enfin, lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils s'écrieront, étonnés “Quoi ! c'est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous donner une idée de leur goût si fort vanté ?” Et ils auront raison de se moquer de nous, parce que le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget, de Rude, de Barye, etc., sera devenu le Paris de Monsieur Eiffel. »
Second argument : la laideur intrinsèque du monument.
« Il suffit, d'ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer un instant une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu'une gigantesque et noire cheminée d'usine, écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l'Arc de Triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans nous verrons s'allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, nous verrons s'allonger comme une tache d'encre l'ombre odieuse de l'odieuse colonne de tôle boulonnée. »
Interrogé par les journalistes du Temps, l'architecte Gustave Eiffel s'étonne d'abord que cette protestation apparaisse alors que les travaux ont déjà commencé et qu'il n'est évidemment plus possible de revenir en arrière. Il revient ensuite sur les reproches d'ordre esthétique :
« Je crois, moi, que ma tour sera belle […]. Je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul me les a fournies donneront une impression de beauté, car elles traduiront aux yeux la hardiesse de ma conception.
Il y a du reste dans le colossal une attraction, un charme propre auxquels les théories d'art ordinaires ne sont guère applicables. Soutiendra-t-on que c'est par leur valeur artistique que les pyramides ont si fortement frappé l'imagination des hommes ? Qu'est-ce autre chose, après tout, que des monticules artificiels ? [...] Ma tour sera le plus haut édifice qu'aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas. »
Eiffel évoque ensuite l'utilité scientifique de la tour (propice aux observations météorologiques et astronomiques), et termine de façon cinglante :
« Il y a parmi les signataires des hommes que j'admire et que j'estime. Il y en a d'autres qui sont connus pour peindre de jolies petites femmes se mettant une fleur au corsage ou pour avoir tourné spirituellement quelques couplets de vaudeville. Eh bien franchement, je crois que toute la France n'est pas là-dedans [...]. Il me semble que n'eût-elle pas d'autre raison d'être que de montrer que nous ne sommes pas seulement le pays des amusements, mais aussi celui des ingénieurs et des constructeurs [...], la tour Eiffel mériterait d'être traitée avec plus de considération. »
La tour Eiffel sera inaugurée le 15 mai 1889, jour d'ouverture de l'Exposition. Elle rencontrera tout de suite un succès énorme auprès des visiteurs. Aujourd'hui encore, elle est le monument payant le plus visité au monde.