Saint-Exupéry : « Le désert c'est moi » (2/2)
Échoué en plein désert du Sahara alors qu'il tentait de battre le record de vitesse du Paris-Saïgon, Antoine de Saint-Exupéry livre à L'Intransigeant un récit intense et bouleversant de ses trois jours dans sa "prison de sable".
« Il souffle ce vent d’Ouest qui sèche l'homme en dix-neuf heures. »
Dans la nuit du 30 décembre 1935, l’avion d'Antoine de Saint-Exupéry a percuté un plateau et s'est échoué dans le désert du Sahara (lire ici le récit de son crash). L'écrivain y passe trois jours et quatre nuits avec son compagnon de route, André Prévot.
À son retour en France, l'écrivain livre à L'Intransigeant un récit bouleversant de cette expérience traumatisante et fondatrice, paru sous le titre Le vol brisé.
« Mon œsophage n'est pas fermé encore, mais il est dur et douloureux. J’y devine déjà quelque chose qui racle. Bientôt commencera cette toux, que l’on m’a décrite, et que j’attends. Ma langue me gêne. Mais le plus grave est que j’aperçois déjà des taches brillantes. Quand elles se changeront en flammes, je me coucherai. [...]
Mais je n’éprouve aucune faim, je n’éprouve que la soif. Et il me semble que désormais, plus que la soif, j’éprouve les effets de la soif. Cette gorge dure. Cette langue de plâtre. Ce raclement et cet affreux goût dans la bouche. »
De sa plume poétique, l'auteur du futur Petit Prince rend magistralement compte de son inimaginable descente aux enfers :
« Hier, je marchais sans espoir. Aujourd'hui ces mots ont perdu leur sens. Aujourd’hui, nous marchons parce que nous marchons. Ainsi les bœufs sans doute au labour. Je rêvais hier à des paradis d’orangers. Mais aujourd'hui, il n’est plus, pour moi, de paradis. Je ne crois plus à l’existence des oranges.
Sécheresse... Je ne découvre plus rien en moi, sinon une grande sécheresse du cœur. Je vais tomber ! et ne connais point le désespoir. Je n’ai même pas de peine. Je le regrette : le chagrin me semblerait doux comme l’eau. On a pitié de soi et l’on se plaint comme un ami. Mais je n’ai plus d’ami au monde. Quand on me retrouvera, les yeux brûlés, on imaginera que j’ai beaucoup appelé et beaucoup souffert. Mais les élans, mais les regrets, ce sont encore des richesses. Et moi je n’ai plus de richesses. »
Puis, au plus proche de la mort, la délivrance :
« Ce Bédouin et son chameau lent qui viennent d’apparaitre derrière le tertre, voilà que lentement ils s’éloignent. [...] Nous hurlons, mais tout bas. Alors, nous agitons les bras et nous avons l'impression de remplir le ciel de signaux immenses. Mais ce Bédouin regarde toujours vers la droite... Et voici que, sans hâte, sans hâte, il a amorcé un quart de tour. À la seconde même où il se présentera de face, tout sera accompli. À la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. [...]
Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux. Le Bédouin s’en effraye et nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais dès qu’il nous lâche, nous replongeons tout notre visage dans l'eau. Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie : tu es la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous les trésors que nous avions abandonnés. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur. [...]
Je me suis réveillé dans des draps blancs. Entre les rideaux coulait un soleil qui n’était plus un ennemi. J’étendais sur mon pain le beurre et le miel, je souriais, je retrouvais le goût de mon enfance et tous ses émerveillements. Je relisais, de ceux que j’aime, ce télégramme de trois mots dont la simplicité me bouleversait : “Sommes tellement heureux...” »
Certains extraits de ce récit seront repris dans Terre des hommes, qui paraîtra en 1939.
Retrouvez le premier épisode de notre série sur la Prison de sable de Saint-Exupéry.