Écho de presse

L'exposition nazie « d'art dégénéré » en 1937

le 01/07/2021 par Pierre Ancery
le 09/01/2018 par Pierre Ancery - modifié le 01/07/2021
Trois baigneuses (détail), d'Ernst Ludwig Kirchner, 1913 - source : WikiCommons

En 1937, les nazis exposent à Munich, pour les rabaisser aux yeux du public, des œuvres d'artistes qu'ils considèrent comme « dégénérés ». Parmi eux, de grands noms de l'art moderne comme Picasso, Chagall ou Otto Dix.

Le 19 juillet 1937 s'ouvre à Munich une exposition restée tristement célèbre : l'exposition « Entartete Kunst » (« art dégénéré »), commanditée par le pouvoir nazi. Celle-ci se propose de montrer au public allemand des œuvres d'artistes que les nazis présentent comme « juifs » ou « bolcheviks ». Œuvres considérées comme « dégénérées », en opposition à celles relevant de « l'art héroïque » officiel, qui glorifie la « race aryenne ».

 

Quelque 730 œuvres sont présentées à Munich. Sélectionnées par une commission dirigée par Adolf Ziegler, un peintre qu'appréciait Hitler, elles ont été plus tôt dans l'année décrochées des cimaises des musées allemands, avec 16 000 autres, afin de « purifier » les collections nationales.

 

Parmi ces toiles, on retrouve la plupart des grands noms de l'art européen du début du XXe siècle, de Picasso à Chagall, en passant par les Allemands George Grosz, Otto Dix, Emil Nolde ou Ernst Ludwig Kirchner.

 

Le Temps raconte le 21 juillet :

 

« Une exposition de ce qu’on appelle actuellement en Allemagne “l’art dégénéré” a été inaugurée lundi soir à Munich [...].

 

Cette exposition doit faire pendant à celle de la Maison de l’art allemand, inaugurée dimanche dernier, et entretenir dans la population le mépris du dadaïsme, du futurisme, du cubisme, de l'impressionnisme, expressément condamnés par le chancelier Hitler [...].

 

Elle est divisée en sections intitulées : “Manifestations de l’âme raciale judaïque”, “L’invasion du bolchevisme dans l’art”, “La femme allemande tournée en dérision”, “Outrages aux héros”, “Les paysans vus par les juifs”, “La folie érigée en méthode”, “La nature vue par des esprits malades”. »

 

Certains journalistes français font aussitôt part de leur inquiétude. C'est le cas de Raymond Lécuyer, dans Le Figaro :

 

« On voit qu'il ne s'agit pas d'un caprice passager du pouvoir, mais d'une opération étendue, méthodique, à laquelle le régime hitlérien attache une profonde importance [...].

 

Quels que soient ses véritables mobiles, et quelle que soit leur complexité, la croisade pour l'art allemand n'est pas un fait insignifiant. Elle contribue à nous faire comprendre dans quelles voies s'est engagée la civilisation du XXe siècle [...].

 

Car la politique dans l'univers d'aujourd'hui s'est partout glissée ; elle entend tout régenter et par les procédés qui lui sont propres, aux dépens de ce libéralisme d'esprit que nos pères avaient cru définitivement instaurer. »

 

D'autres ironisent, comme ce rédacteur de Ce soir qui rapporte le 12 août que l'exposition « d'art héroïque » organisée en même temps par les nazis rencontre moins de succès que celle consacrée à « l'art dégénéré » – où se pressèrent en tout plus de 2 millions de visiteurs.

 

« Le gouvernement de M. Hitler a inventé, pour détourner le goût du public allemand de tout ce qui n'est pas spécifiquement nazi, le “cabinet des horreurs”. Le “cabinet des horreurs” c'est l'exposition d'“Art dégénéré” (sic) qui se tient à Munich et où l'on peut voir de purs chefs-d'œuvre qui ont le vice de ne pas correspondre à l'orthodoxie hitlérienne, tels que ceux d'artistes comme Corinth, Lehmbruck, Kokoschka, etc.

 

Or, cette exposition a un succès fou et le nombre des visiteurs de l'exposition de l'“Art dégénéré” atteint le chiffre de 396 000, trois fois plus élevé que celui des visiteurs de l'“Art allemand épuré”.

 

Sans commentaires. »

 

Tandis que le journal pro-nazi Je suis partout se félicite de l'initiative allemande :

 

« Lorsqu'on traverse ce musée des horreurs, on ne peut être que révolté par l’infantilisme, le gâtisme et la nullité prétentieuse de tant d'artistes qu’on a essayé, depuis trente ans, d’imposer au public. Inutile de les citer. Il n’y a que des Allemands, la plupart étaient peu connus en France, mais c’est chez nous qu’ils étaient allés chercher leurs enseignements.

 

On peut discuter sur la nécessité de recourir aux procédés brutaux de M. Hitler pour éliminer “l’Art dégénéré”. Peut-être, après tout, s’élimine-t-il de lui-même. Peut-être nos enfants et nos petits-enfants riront-ils de la naïveté de ceux qui prétendirent traiter les auteurs de ces cochonneries comme les successeurs de Delacroix, de Monet ou de Cézanne. »

 

Les artistes allemands dits « dégénérés » se retrouvèrent tous en difficulté à cause de la politique culturelle hitlérienne. Paul Klee ou Kurt Schwitters avaient quitté l'Allemagne dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Max Beckmann est parti le lendemain de l'ouverture de l'exposition. Otto Dix, à partir de 1937, dut assagir sa production et maintenir le secret sur certaines de ses œuvres.

 

Ernst Ludwig Kirchner, un des chefs de file de l'expressionnisme allemand, vit un grand nombre de ses toiles détruites ou vendues par les nazis. Il se suicida en 1938.