La découverte posthume de Franz Kafka
À la fin des années 1920, la France découvre la plume hallucinée de Franz Kafka grâce à l’insistance du milieu littéraire, saluant le génie de l’auteur tchèque.
Emporté par la maladie à l’âge de 40 ans, Franz Kafka souhaitait que les œuvres non publiées de son vivant soient détruites. À défaut d’honorer ses dernières volontés, son meilleur ami Max Brod prit sur lui d’offrir ses plus fameux travaux à la postérité littéraire.
Sa découverte en France se jouera sous l’impulsion du très jeune Alexandre Vialatte, fasciné par sa lecture en allemand du Château, qui entreprend de traduire ses textes en français. Il démarre non sans logique par la désormais célèbre nouvelle La Métamorphose, publiée pour la première fois en français en janvier 1928 dans La Nouvelle Revue française, quatre ans après la mort de l'auteur.
La première recension de marque arrive le mois suivant, dans la revue littéraire Les Cahiers du Sud.
« Des nouvelles comme Die Verwandlung (La Métamorphose) permettent une approche : mais elles risquent de donner de Kafka une approche trop simple.
Artiste d’une étonnante intensité, il l’est. Aquafortiste, si l’on veut ; petit maître comme ces Allemands du quinzième dont on voit les dessins au musée de Bâle ; poète comme Hoffmann et Poe, halluciné en plein jour ; et ultra moderne, psychologue de l’obscur dont il fouille les méandres avec une passion de lucidité qui est slave ou juive, à moins qu’elle ne soit française – on peut dire tout cela sans avoir encore caractérisé ce qui fait de ce romancier tchèque un artiste unique, le révélateur de possibilités excitantes. »
En mai 1931, la même revue publie Joséphine la cantatrice ou le Peuple des Souris, ultime récit écrit par un Kafka rongé par la tuberculose, traduit une nouvelle fois par le dévoué Alexandre Vialatte.
Deux ans plus tard, L’Intransigeant fait l’écho élogieux de la traduction française du Procès, par Vialatte toujours. Au diapason du traducteur, le chroniqueur goûte particulièrement l’humour de l’auteur.
« Un adorable humour, des scènes burlesques et raisonnables jalonnent les folles aventures du héros du livre, qui passe sa vie à faire connaissance avec la justice.
Cette œuvre prodigieuse qui tient de la cabale juive, de Pascal (Pascal est si près du judaïsme !) et de Charlie Chaplin se lit comme un roman d’aventures mais c’est le roman de l’aventure, de la seule aventure de l’homme.
La traduction de M. Alexandre Vialatte nous restitue à merveille ce ton de futilité profonde, de naïveté retorse et même de banalité inouïe, où s’exprime le génie de Franz Kafka. »
La « judéité » de l’auteur, évoquée ici de façon un rien cavalière, finira par prendre le pas sur son œuvre, quand bien même elle ne l’irrigue qu’avec une grande subtilité, un sens de la parabole abstruse qu’on ne retrouvera avec une telle grâce qu’un demi-siècle plus tard, dans le cinéma des frères Coen.
En 1937, dans un contexte politique européen de plus en plus trouble, Les Cahiers du Sud poursuivent leur défense littéraire de l’auteur dans un article intitulé « L’univers désespéré de Franz Kafka » signé de l’historien Daniel-Rops.
À la parution du Château en janvier 1939, l’hebdomadaire d’extrême droite Je suis partout, futur organe de la collaboration, moque éperdument le style kafkaïen sous l’angle qui lui semble le plus évident.
« Franz Kafka, fou et mort, ne manque pas d’admirateurs passionnés. Et d’interprètes.
Car ses livres, plus sombres qu’une apocalypse et non comme elle traversés par ces fulgurants éclairs qui célèbrent une harmonie de bonheur, le lecteur les parcourrait avec l’angoisse croissante de n’y rien comprendre si des gloses habiles ne lui prêtaient ses lanternes.
Ainsi Le Château a-t-il été expliqué par Max Brod, autre écrivain juif et tchèque de langue allemande, et nous commençons à comprendre pourquoi nous ne comprenons pas. […]
Dans Le Procès, dit Max Brod, le personnage poursuit la justice, dans Le Château, il veut la grâce. La justice et la grâce, d’après la Cabale, sont les deux attributs de la divinité.
Voilà le mot de l’énigme. L’œuvre de Kafka découle directement de la cabale hébraïque qu’il faudrait connaître jusque dans la théurgie et la magie afin de comprendre ces romans hermétiques, véritables rébus pour le lecteur ingénu, produits mystiques d’une imagination juive déjà envahie par la folie. »
S’ensuit un silence assourdissant, à la petite hauteur de ce texte infâme. Une citation par l’auteur et dramaturge Paul Claudel dans Le Figaro, un coup de chapeau par Maurice Noël, dans Le Figaro toujours, à propos du travail de découverte opéré par Les Cahiers du Sud. Lesquels poursuivent inlassablement, en plein conflit mondial, leur plébiscite – devenu militant – de l’auteur tchèque.
En 1947, Franz Kafka gagne enfin une reconnaissance de premier plan, avec l’adaptation sur les planches du Procès par André Gide et Jean-Louis Barrault.
« Certes, on pourra discuter telle ou telle scène du spectacle en deux parties que nous offre Jean-Louis Barrault… Certes on pourra être plus ou moins ému par cette évocation d’un univers halluciné qui n’a d’équivalent que dans les plus sombres de nos rêves, c’est là une question de tempérament.
Mais je crois qu’il est impossible de ne pas reconnaître que Barrault a su montrer scéniquement et plastiquement l’angoisse de Kafka.
Tel familier de l’écrivain tchèque critiquera peut-être certain bouleversement chronologique imposé par l’optique du théâtre ; tel autre ne retrouvera pas exactement les sentiments éprouvés à la lecture (cela est vrai, notamment, pour la scène de la cathédrale) ; mais aucun ne pourra mettre en doute la fidélité scrupuleuse des adaptateurs. »
La seconde moitié du XXe siècle achèvera de prouver l’importance considérable de l’œuvre de Franz Kafka dans l’histoire de la littérature. Nombre d’écrivains se revendiquent aujourd’hui de l’héritage de l’auteur maudit des rues de Prague, conteur de l’horreur du monde et de l’absurde de la vie.