Écho de presse

Casanova, le libertin absolu

le 09/06/2018 par Pierre Ancery
le 24/05/2018 par Pierre Ancery - modifié le 09/06/2018
Giacomo Casanova, peinture d'Anton Raphael Mengs, 1760 - source : WikiCommons

Son nom est devenu synonyme d'aventures amoureuses et de séduction. Giacomo Casanova (1725-1798) a forgé lui-même sa légende, en écrivant la monumentale Histoire de ma vie, publiée à titre posthume à partir de 1825.

Le Vénitien le plus célèbre du XVIIIe siècle, Giacomo Casanova (1725-1798), n'a joué aucun rôle historique à proprement parler. De son vivant, son nom n'apparaît jamais dans la presse officielle, sauf pour signaler la parution, en 1789, dans La Gazette, d'un roman fantastique et philosophique écrit par lui, et aujourd'hui oublié, Icosameron ou histoire d’Edouard et d’Elisabeth, qui passèrent quatre-vingts ans chez les Mégramicres habitantes aborigènes du Protocosme dans l’intérieur de notre globe.

 

Il est alors décrit comme le frère du célèbre peintre Francesco Casanova (lui aussi oublié depuis) :

« Il nous est impossible de suivre plus loin cette extravagante production. Nous la recommandons aux lecteurs qui auront l’imagination assez forte pour s’en amuser. Nous ne croyons pas que leur nombre soit bien considérable. »

C'est 27 ans après sa mort que Casanova va devenir une légende, avec la publication, à partir de 1825, de l'un des monuments de la littérature du XVIIIe siècle : les quatorze volumes autobiographiques de l'Histoire de ma vie. Écrits en français entre 1789 et 1798, ils vont être d'abord traduits et édités en allemand, avant d'être retraduits en français et de paraître à Paris, dans une version tronquée, pleine d'erreurs et d'oublis (pour la plupart volontaires, le traducteur ayant allégé le livre de nombreux passages jugés licencieux).

 

Casanova, dans ces milliers de pages, raconte en détail ses innombrables aventures, lui qui fut tour à tour abbé, écrivain, espion, industriel, chimiste, magicien, lui qui voyagea en Italie, en Turquie, en France, en Angleterre, en Bohême, en Suisse, où il rencontra Mozart, Goethe, Voltaire, Rousseau et le Pape Clément XIII, lui enfin qui parvint à s'échapper de la prison des Plombs à Venise et fit la conquête – c'est ce qui vaudra à son nom de devenir immortel – de quelque 142 femmes, toutes dûment recensées dans son livre.

 

À sa parution, les journaux français évoquent avec enthousiasme l'ouvrage (alors intitulé Mémoires de J. Casanova de Seingalt, écrits par lui-même) et continuent de le commenter au fur et à mesure que les différents tomes sont publiés. Le Globe, en 1825, écrit :

« Casanova est un personnage fort peu connu et qui pourtant mérite de l’être. C’est un de ces hommes qui n’ont rien fait, mais qui ont tout vu, tout connu, dont la conversation est amusante comme un roman, et dont par conséquent les mémoires ne sauraient être ennuyeux [...].

 

Cet homme a tant vu de choses, il s’est trouvé en tant de lieux, qu on pourrait défier le romancier le plus fécond d'inventer pour un de ses héros une pareille vie. »

Les aventures de Casanova, jugées immorales en soi, n'en sont pas moins recommandées à la lecture par le même journal, qui commente la parution des volumes suivants en 1828. Car elles offrent aux lecteurs, d'après l'article, une sorte de leçon de vie :

« Toutefois ce n’est pas un spectacle immoral que celui de ces désordres ; ils portent avec eux leur châtiment, et, comme le héros ne dissimule pas les disgrâces que ses succès traînent à leur suite , le tableau de sa vie est moral aux mêmes titres que l’expérience.

 

Personne à coup sûr en lisant Casanova ne sera tenté de s’engager dans la même carrière. On peut admirer sa présence d’esprit, sa force d’âme, les ressources infinies de son imagination ; mais on n’enviera point l’usage qu’il en fait, puisque leur seul triomphe est de le tirer de peine quand ses passions l’ont jeté dans quelque méchante affaire. »

En 1830, Le Moniteur universel se dira lui aussi enchanté par cette lecture, malgré des faiblesses de style (qu'il faut sans doute imputer à l'absurde double traduction dont l'Histoire de ma vie est alors l'objet) :

« L’Italien vagabond se laisse aller aux charmes de ses souvenirs, à la tournure naturelle de son esprit, sans aucune prétention ni recherche.

 

C’est une causerie continuelle avec lui-même et avec ses lecteurs. Comme presque tous les causeurs, il ne sait pas éviter les longueurs et le verbiage. Ses portraits ne sont pas travaillés ; ses réflexions ne sont pas toujours saillantes. Cependant sa narration naturelle et vive intéresse. Elle plaît souvent par une verve piquante, toujours par une sorte de bonhomie.

 

Quant au caractère, tout l’avantage est de son côté [...]. On blâme ses travers, on méprise les jongleries à l’aide desquelles il puise sans scrupule dans la bourse d’autrui ; mais on ne saurait le haïr. »

Première page du manuscrit de l'Histoire de ma vie - source : Gallica-BnF

« Je commence par déclarer à mon lecteur que dans tout ce que j'ai fait de bon et de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d'avoir mérité ou démerité, et que par conséquent je dois me croire libre. »

En 1833, lors de la quatrième livraison des Mémoires de Casanova, Le Figaro regarde avec admiration (et peut-être quelque scepticisme) les innombrables prouesses sexuelles dont l'auteur fait le récit :

« Dans ses mémoires, Casanova ne parait jamais vieillir ; voilà bientôt quarante ans que nous voyageons avec lui dans toutes les hôtelleries d'Europe, que nous avons des rendez-vous au serein, avec des cantatrices italiennes, des comtesses allemandes, des grivoises parisiennes, que nous dormons dans tous les boudoirs du dix-huitième siècle, nous en avons les reins cassés ; et lui Casanova, miracle qu'il doit sans doute au carré de l’hypoténuse, il est toujours beau joueur, frais cavalier ; Adonis et Hercule. »

Tandis que Le Constitutionnel, la même année, rend hommage à celui dont la figure, aux côtés de celle de Don Juan (dont il ne partage pas l'inquiétude métaphysique), deviendra bientôt l'archétype du libertin :

« C'est un pécheur endurci et qui tient à l'impénitence finale, d'autant plus que Casanova a un grand fond de croyance au fatalisme. Comme tous les héros, comme tous les hommes de génie de son espèce, il se laisse aller à son étoile, ne pensant guère que l'esprit puisse régler le corps, que l'âme ait le pouvoir de modérer les sens.

 

Sa principale affaire est de vivre, et les deux guides de sa vie sont le hasard et son tempérament. Il lui fallait trois choses pour mener à bien cette philosophie sensualiste : de l'argent ! et Casanova fait pousser, par mille procédés d'habile homme, les sequins sous ses pas ; des femmes ! il en trouve autant que de sequins, et des plus jolies, des plus tendres, des plus amoureuses, des plus indulgentes, l'une après l'autre, ensemble, par paire, par douzaine, sans que la quantité et la diversité puissent en aucun temps, en aucun lieu, en aucune saison, épuiser le fond de bienveillance universelle et d'infatigable amabilité dont la nature ou le ciel, comme il le dit dans ses moments de velléité religieuse, l'ont pourvu avec profusion.

 

Enfin, pour troisième lot, il avait besoin d'une égalité d'âme, d'un sang-froid pratique qui, même au milieu des plus chaudes passions et des plus hautes fortunes, le tinssent tout prêt à retomber, sans pusillanimité et sans désespoir, dans l'indifférence, l'infidélité, l'abandon et la pauvreté. »

En 1834, toutefois, le livre sera mis à l'Index des livres interdits avec toutes les œuvres de Casanova, en raison de sa trop grande crudité.

 

Il faudra attendre 1962 pour que soit éditée une version de l'Histoire de ma vie fidèle au manuscrit original. Ce dernier, long de 3 700 pages, a été acheté par la Bibliothèque nationale de France en 2010, grâce à un mécénat.