1873 : Jules Verne interviewé par le Figaro
En février 1873, Jules Verne, qui vient alors de publier Le Tour du monde en quatre-vingts jours, s'exprime dans un entretien informel avec un rédacteur du Figaro.
Ce 26 février 1873, c'est un Jules Verne de 45 ans qui s'exprime dans les colonnes du Figaro, dans un article à mi-chemin entre l'interview et le portrait, rédigé par le journaliste Adrien Marx.
Voici dix ans que l'écrivain connaît le succès : depuis Cinq semaines en ballon (1863), Verne enchaîne les romans d'aventure immédiatement adoubés par le grand public, de Voyage au centre de la Terre (1864) à Vingt mille lieues sous les mers (1869), sans oublier son dernier-né, Le Tour du monde en quatre-vingt jours, publié en feuilleton dans Le Temps en 1872.
Dans Le Figaro, Adrien Marx commence par faire un long portrait de l'homme.
« Jules Verne a présentement quarante et quelques années. C'est un bon garçon, d'allure franche, de façons affables et d'une timidité presque féminine avec les inconnus. Il se départ à peine de sa réserve avec ses amis, mais il reste toujours modeste, et l'on voit clairement qu'il est seul à ignorer qu'il a un énorme talent.
Autrefois, il avait le visage rasé et ressemblait aux portraits de lord Byron ; aujourd'hui, il porte toute sa barbe et rappelle le Démosthènes de la Galerie des Antiques.
Son œil bleu (je parle de l'œil droit, car l'autre est à demi voilé par ce qu'on appelle en médecine un prolapsus de la paupière), son œil bleu a une expression de sincérité et de naïveté qui le ferait comparer par un parnassien à une fenêtre d'où l'on plonge nettement sur une âme honnête. »
Puis le journaliste rapporte une anecdote qu'il juge révélatrice des facultés de mémoire du grand écrivain :
« Ce qui distingue surtout le caractère de Verne, c'est une philosophie gaie et patiente […]. Merveilleusement doué et d'une érudition encyclopédique, il est servi, dans ses travaux, par une mémoire prodigieuse.
Un jour qu'il déjeunait avec nous chez un Italien, la conversation tomba sur Rome. L'amphytrion – son voisin de droite – qui était né et logeait près du Capitole, venait d'admirer la facilité d'élocution et le langage pittoresque de son commensal qui lui avait décrit par le menu tous les monuments et jusqu'aux moindres ruines de la Ville Eternelle, quand Verne lui demanda des nouvelles d'un vieux mendiant habituellement posté au coin de la Voie Sacrée, en face de la boutique d'un pâtissier.
– Il y est toujours.
– Et le portier du Vatican a-t-il toujours sa jolie fille?
– Oui.
– A-t-on remis des marches aux escaliers du Forum ?
– Le roi l'a ordonné, mais ce n'est pas encore fait... Ah ça! monsieur, vous connaissez Rome mieux que moi, qui suis Romain. Vous l'habitez donc depuis de longues années ?
– Moi ? je n'y ai jamais mis les pieds... mais j'ai lu et je lis tous les ouvrages consacrés à votre cité natale.
Nous qui savions qu'il était sincère, nous n'en revenions pas ! »
De quoi parle Jules Verne au cours de son entretien avec le journaliste ? De tout et de rien. En 1873, le genre de l'interview est encore balbutiant dans la presse française. Il se rapproche alors davantage d'une conversation librement rapportée que de la stricte retranscription d'un jeu de questions-réponses entre un intervieweur et un interviewé.
« C'est ce matin-là que Verne – un grand voyageur devant l'Éternel – nous raconta d'un ton plaisant son aversion pour le Midi.
– Le Nord m'attire, nous dit-il. Ah! parlez-moi de l'Océan septentrional, mais ne me parlez jamais de votre Méditerranée. C'est un petit lac indolent et sans colère : il a beau moutonner, je ne le prendrai jamais pour une mer. Quand je suis sur son rivage, il me semble qu'en me haussant sur la pointe des pieds, j'aperçois l'autre bord... et lorsque j'éternue à Marseille, je crois toujours entendre un mauvais plaisant qui me répond : “Dieu vous bénisse !” en Afrique. »
Adrien Marx, multipliant les commentaires, poursuit son portrait de l'auteur :
« Quand Verne est dans un milieu intime, je ne sais pas de causeur, de conteur plus poignant... L'intérêt émane de sa parole comme de sa plume... cela tient à ce qu'il est convaincu. Avant d'écrire un livre, il vit avec ses héros (remarquez qu'ils ne sont jamais Français : le Français ne l'inspire pas), et, se faisant héros lui-même, il finit par croire que ses romans lui sont arrivés.
Il vous dira très bien : – Si vous saviez comme je me suis amusé dans mon voyage au centre de la Terre... Ou : – Un brave homme, allez, le capitaine Hatteras, incapable d'une vilaine action, et facile à vivre !...
Je demandais l'autre matin à Verne pourquoi il ne mettait jamais de femmes en scène dans ses œuvres.
– Non ! non, me dit-il, pas de femmes ! Elles parleraient tout le temps et les autres ne pourraient rien dire. »
Plus loin, l'auteur de De la Terre à la Lune (1865) se laisse aller à son imagination et évoque avec humour son désir d'étoiles :
« – Je décrirai toute la Terre, me disait-il récemment, c'est convenu, c'est arrêté. J'ai chez moi un planisphère sur lequel j'ai marqué à l'encre rouge tous les voyages que j'ai faits (il mêle les siens à ceux de ses personnages), de telle sorte que je vois nettement ceux qui me restent à faire ; mais le globe ne me suffit pas... c'est le monde que je veux visiter, ce sont les espaces... les étoiles... car, enfin, si les astres existent, c'est pour que j'y aille, et... vous aussi. Il n'y a que les moyens de translation qui manquent : on les trouvera ! Au surplus, tenez, il y a dix ans, une comète à noyau dur a passé sur la route de la terre, justement un mois après elle. Supposez que la Terre ait été ralentie dans sa marche par une cause quelconque...
– L'oubli de son mouchoir de poche ?
– Je parle sérieusement.... Supposez donc que la Terre ait eu un mois de retard comme les trains du Nord de l'Espagne en ce moment-ci...
– Eh bien?
– Eh bien ! il y avait rencontre...
– Et nous étions pulvérisés !
– Pas du tout. Les comètes ne sont pas si méchantes : il y avait un simple choc... la comète enlevait probablement un point de notre globe... un département de la France, peut-être. J'étais là par hasard, et comme la comète poursuivait sa route en emportant le département avec son préfet, et une forte provision d'air respirable, je vivais quelques années dans l'empyrée, chevauchant avec ma comète en compagnie d'un fonctionnaire éclairé, prenant des notes en attendant qu'une nouvelle rencontre me dépose, moi, le préfet et le département sur cette Terre bien petite, je vous assure, quand on songe à l'Univers...
Je pensais au préfet, à cheval sur la comète, maugréant à l'idée de rater l'avancement promis par M. Thiers et revenant en France au deuxième choc, pour apprendre sa destitution et l'établissement déjà ancien d'un quatrième régime nouveau... quand Verne s'écria tout à coup :
– Voilà évidemment l'idée d'un livre !... Après la publication du Pays des fourrures et de l'Ile mystérieuse, je m'y mettrai... »
Jules Verne aura souvent les honneurs de la presse de son époque. En décembre 1897, il était à nouveau interviewé par Le Temps, le journal ayant dépêché chez lui, à Amiens, le reporter Adolphe Brisson. Jules Verne s'était alors exprimé sur son labeur :
« – Vous n’avez pas à me louer. Le travail est pour moi la source du seul bonheur véritable. Dès que j’ai achevé un de mes livres, je suis malheureux, je ne recouvre le repos que lorsque j’ai entamé le suivant. L’oisiveté m’est un supplice. »
Auteur de quelque 72 romans publiés de son vivant, lu et traduit dans le monde entier, Jules Verne s'est éteint en 1905, à l'âge de 77 ans.
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Pour en savoir plus :
Jean-Paul Dekiss, Jules Verne l'enchanteur, Le Félin, 2002
Herbert Lottman, Jules Verne, Flammarion, 2005