Faust, « tragédie de la perfectibilité » et miroir de l'angoisse moderne
Omniprésent dans la culture européenne dès le début du XIXe siècle, le mythe de Faust a inspiré une foule de musiciens, peintres, écrivains et cinéastes. De Goethe à Murnau en passant par Delacroix, tous ont su se réapproprier le célèbre motif du pacte avec le Diable.
Parmi les origines du personnage de Faust, on retient souvent l’œuvre de Goethe. Pourtant, cette légende populaire allemande trouve sa source dans la vie d'un personnage historique bien réel qui aurait vécu au XVIe siècle. Le dramaturge Christopher Marlowe en tira un drame, La Tragique histoire du Docteur Faust, dès 1594.
Mais c'est bien Goethe qui, avec ses trois pièces Urfaust (1775), Faust I (la plus fameuse, 1808) et Faust II (1833) rendit universellement célèbre le destin de ce savant qui pactise avec le Diable, lui promettant son âme en échange de la possibilité de goûter aux plaisirs terrestres – motif allégorique qui innervera tout le XIXe siècle.
Le Faust de 1808 deviendra l'une des œuvres majeures de la littérature allemande et fera de son auteur le grand écrivain national. En France, lorsqu'il est traduit, son Faust I fait également sensation. Dans un article louangeur paru en 1818 dans Le Journal des débats politiques et littéraires, Charles Nodier définit ainsi le génie de Goethe :
« Quelquefois il s'élance au-delà de ces tristes limites de la destinée humaine dans un monde qu'il a fait, car il est créateur partout.
Son Faust est un de ces rêves effrayants qui tourmentent le cœur au point de faire regretter de sentir. C'est un enchanteur qui a l'infini à sa disposition, et dont l'ascendant sur le monde moral aboutit à perdre tous ceux qu'il aime, et à se perdre avec eux.
Les Allemands appellent cette pièce le Malheur de la science. C'est la tragédie de la perfectibilité. »
Avec Goethe, Faust devient le reflet littéraire de toutes les angoisses et des questionnements du XIXe siècle naissant. À un moment où science et technique s'apprêtent à dissiper les brumes de la superstition, sa figure est celle de l'homme moderne en proie au doute.
Pour ce rédacteur du Globe, en 1827, le vrai sujet de la pièce est ainsi le tiraillement de l'Homme entre deux pôles, l'idéalisme et le matérialisme, c'est-à-dire d'un côté la connaissance de la vie, de l'autre la jouissance de la vie :
« Voilà, selon moi, la pensée fondamentale de Faust. C’est l'histoire du monde en abrégé.
L’idéalisme est personnifié dans ce philosophe inquiet et malheureux, qui, comme il le dit, voudrait se baigner dans les flots de la lumière céleste, et qui voit sans cesse les flots se retirer devant lui. Le matérialisme ne pouvait trouver de plus digne interprète que le diable ; et tous ces personnages de la vie commune qui passent et repassent complètent le tableau. »
Évoquant les thèmes faustiens, le compositeur contemporain Philippe Fénelon en donnera la liste amère : « La nature ne livre pas ses secrets. La science est vaine. La religion ne répond à rien. La sensualité est éphémère. La vie familiale est insipide. L’art n’apporte qu’un semblant de satisfaction ».
Des thèmes qui entrent en résonance avec le mouvement romantique, alors en plein essor dans les années 1820. En France, les personnages de la tragédie de Goethe – Faust, l'envoyé du Diable Méphistophélès et la belle Marguerite – inspirent en 1828 au plus grand peintre français de l'époque, Eugène Delacroix, une série de gravures dont la veine sombre et fantastique étonne ses contemporains.
Le Figaro le note en mars 1828 : le style fougueux du peintre entre en parfaite harmonie avec le propos de Goethe – lequel avouera son admiration pour les images de Delacroix.
« Le Faust de Goethe est, comme Don Juan, une de ces conceptions vastes, profondes, qui renferment en elles une grande vérité, un grand trait de morale : c'est le cours le plus intéressant de l'histoire du cœur humain. Là, vous apprenez où conduit ce fatal esprit de recherche, cette incertitude du bien, cette curiosité du mal que la science inspira si souvent […].
Il faut le dire, il y a peu de sujets aussi heureux pour l'organisation de [Delacroix] : il est là dans son centre, avec la bizarrerie de conception , l'ingénieux tour d'esprit qui le caractérisent ; il est impossible de mieux rendre ce sourire de bouc, ces contorsions convulsives, ces allures sataniques de l'ange déchu.
Ce Méphistophélès de la première planche est le type du diabolique. »
Faust inspirera d'autres peintres, comme Ary Scheffer en 1846. Mais c'est dans le domaine musical que le mythe faustien sera, au XIXe siècle, le plus sollicité.
Presque tous les grands compositeurs de l'époque vont puiser dans le texte de Goethe : Schumann, Wagner, Liszt... En France, c'est d'abord Hector Berlioz qui propose en 1846, avec sa Damnation de Faust, une « légende dramatique » basée sur la traduction proposée par Nerval en 1828. L’œuvre sera un échec critique et public avant d'être redécouverte en 1877.
Le Faust de Charles Gounod, en 1859, s'attire en revanche un succès gigantesque et immédiat – il reste probablement aujourd'hui, avec le Carmen de Bizet, l'opéra français le plus connu au monde. La revue musicale Le Ménestrel l'encense le 27 mars, après une représentation au Théâtre-Lyrique :
« L'opéra de Faust est une œuvre de maître. Chaque morceau repose sur un sujet musical largement dessiné et habilement développé [...].
M. Gounod écrit en homme qui possède également la langue de l'intelligence et la langue de l'oreille, la langue des mots et la langue des sons. Il phrase parfaitement ses récitatifs , il sait couper un dialogue, il connaît la puissance de l'accent et les ressorts de la versification. La phrase poétique s'incruste d'elle-même dans sa phrase musicale, ce qui veut dire qu'à toute la science, à toute l'inspiration qui font le grand musicien, M. Gounod joint les qualités qui font l'homme cultivé, et l'on comprend, aux beautés de sa musique, qu'il possède, au degré le plus élevé, le sentiment de toutes les beautés des autres arts. »
À la fin du XIXe siècle, le mythe de Faust suscite encore de multiples réinterprétations, par exemple dans Les Démons de Dostoïevski ou Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, deux romans très noirs contenant des échos du drame de Goethe.
Il inspire aussi des versions plus parodiques : dans un contexte d'intense inimitié franco-allemande, La Caricature en propose en 1883, sous forme de nouvelle, une relecture ouvertement germanophobe dans laquelle Faust apparaît sous les traits d'un vieil Allemand fat et bedonnant. Voici l'épisode de la rencontre, au XVe siècle, entre le savant et Méphistophélès :
« – Vous le voyez, disait Méphisto très bonasse, nous étions bien placés pour nous entendre, car, avec votre air respectable, vous êtes un vieil ambitieux, un vieux paillard, hé ! hé !
Le docteur Faust, agréablement chatouillé, s'excusa avec une souriante modestie qui aurait pu rappeler les pudeurs de Cora Pearl, si elle avait fait l'ornement de ces âges lointains.
– Ne dites donc pas non, vieux farceur ! Vous crevez de dépit, dans votre graisse, à la pensée des honneurs qui vous ont passé sous le nez, des écus qui sonnent dans les poches de vos riches voisins, des jolies filles que d'autres caressent...
– Oh ! protesta le docteur, ce ne sont là que des considérations secondaires. De plus nobles préoccupations, ayant trait à l'ignorance crasse, aux lois sottes, à l'apathie filandreuse de mes compatriotes, remplissaient tout à l'heure mon âme de savant...
– As-tu bien fini ! Cela ne prend pas avec bibi... Tu veux du nouveau? A ton aise. Il dépend de moi de te transporter dans l'Allemagne future, celle de l'âge d'or, en te faisant sauter à pieds joints par-dessus trois ou quatre centaines d'années... Es-tu satisfait?
– Si je le suis, mon cher, mon bien cher ami !... Mais l'intérêt de la science exigerait, si je ne me trompe, l'expérience des choses, non moins que leur connaissance...
– J'entends : autrement dit, tu brûles de folichonner, et cela te semble peu commode, avec un ventre comme le tien... Eh bien ! je puis également te décharger de trente à trente-cinq ans, si tu le désires, et te donner à choisir suivant tes goûts corrompus...
– Ô tentateur ! murmura le vieux pédagogue en se frictionnant le bout du nez, que veux-tu donc de moi, en échange?
– Ta signature ici, répondit le diable en lui présentant un parchemin. Je collectionne les autographes. »
Le savant se retrouve alors transporté dans l'Allemagne militarisée des années 1880...
Au début du XXe siècle, Faust sera encore revu et corrigé par Alfred Jarry qui livrera un décapant Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien publié en 1911.
Toutefois c'est bien le cinéma qui offrira au mythe une seconde jeunesse, en particulier sous la caméra du cinéaste expressionniste allemand Murnau, auteur en 1926 de Faust, une légende allemande, avec Emil Jannings. Le film sera d'ailleurs mal reçu par la revue des arts du spectacle Comœdia lors de sa sortie :
« Ne nous demandons pas pourquoi, dans cette fin, on a modifié Goethe, ni pourquoi on ne lui a pas pris certaines scènes dont la réalisation pouvait être intéressante : le sabbat des sorcières sur le Brocken, par, exemple.
Telle qu'elle se présente ici, cette légende de Faust ne me paraît pas d'une composition parfaite […]. Ce Faust successivement nécromancien et amoureux, et dont le pacte avec le diable cesse d'être valable dès l'instant qu'il est épris d'une petite fille, me semble tout de même un personnage dépourvu d'ampleur. »
D'autres réinterprétations suivront, et parmi elles quelques chefs-d’œuvre : le Russe Mikhaïl Boulgakov, dans son roman Le Maître et Marguerite (écrit entre 1928 et 1940), transposera le mythe faustien dans la Russie stalinienne, dont il fera au passage l'éclatante satire. L'Allemand Thomas Mann, quant à lui, livrera en 1949 avec son Docteur Faustus, biographie imaginaire de Leverkühn, inventeur de la musique sérielle, une réflexion sur la crise spirituelle que traverse l'Europe au moment de l'avènement du nazisme.
Constamment réactivée jusque-là, la légende faustienne perdra un peu de sa force à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. Même si les cinéastes Brian de Palma (Phantom of the Paradise, 1974) ou Alexandre Sokourov (Faust, 2011), par exemple, tenteront chacun de la revisiter, l'un en la transposant dans l'univers du rock, l'autre en revenant aux sources du mythe.
–
Pour en savoir plus :
André Dabezies, Des Rêves au réel, Cinq siècles de Faust : Littérature, idéologie et mythe, Éditions Honoré Champion, coll. « Littérature générale et comparée », 2015
Catherine Lebouleux, « Faust, la représentation du mythe par Delacroix », Histoire par l'image, 2009