Écho de presse

La mort d’un Européen : le suicide de Stefan Zweig en 1942

le 10/08/2023 par Pierre Ancery
le 01/08/2023 par Pierre Ancery - modifié le 10/08/2023
L'écrivain autrichien Stefan Zweig - source : Fundo Correio da Manhã / WikiCommons

Ayant fui le nazisme en 1934, le célèbre auteur de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme et du Joueurs d’échecs se suicide au Brésil le 22 février 1942. Si sa mort passe d’abord presque inaperçue en France, elle est l’objet de nombreux commentaires après-guerre.

Lorsque éclate la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1939, l’Autrichien Stefan Zweig, alors l’un des écrivains plus lus au monde, est déjà en exil depuis cinq ans.

Auteur de romans et de nouvelles à succès (Amok, La Confusion des sentiments, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme...), mais aussi de nombreux essais et biographies dans lesquels s’affirment son humanisme et son amour de la culture européenne, Zweig a assisté avec consternation à la montée du nazisme.

Né en 1881 dans une famille juive, l’écrivain a très tôt compris la menace que représentait Hitler. En février 1934, il a quitté son pays natal pour l’Angleterre. Son départ marque le début d’une longue errance qui le verra plonger peu à peu dans le désespoir, en particulier lorsque l’Autriche est envahie par l’Allemagne en 1938.

En avril 1940, de passage à Paris juste avant l’invasion allemande, il est interviewé par L’Intransigeant. Il dénonce une fois de plus le régime hitlérien :     

« On ne peut pas se rendre compte des méthodes employées par les nazis. Ce sont des mœurs pires que celles du moyen âge qu’ils ont remises en vigueur [...].  Pour que le monde redevienne lui-même, pour qu’on y puisse respirer librement, il faut d’abord la défaite de l’ennemi.

Puis il martèle ces simples mots d’une voix lente et grave : — C'est ma seule grande espérance. »

Lors de l’Occupation, alors que ses livres sont insérés dans la sinistre « liste Otto », qui dénombre les ouvrages interdits en France, son nom disparaît pratiquement des colonnes de la presse française. En mars 1941, le journal collaborationniste L’Appel le mentionne toutefois dans un article antisémite consacré à la prétendue « emprise juive » sur la littérature d’avant-guerre.

Stefan Zweig se trouve alors à New York, où il s’est exilé avec sa seconde femme Charlotte, de vingt-cinq ans sa cadette, et où il retrouve d’autres expatriés. Il se rend ensuite au Brésil, où il se consacre à l’écriture d’un essai autobiographique, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, dans lequel il écrit :

« Né en 1881 dans un grand et puissant empire […], il m'a fallu le quitter comme un criminel. Mon œuvre littéraire, dans sa langue originale, a été réduite en cendres. Étranger partout, l'Europe est perdue pour moi… J'ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison […].

Cette pestilence des pestilences, le nationalisme, a empoisonné la fleur de notre culture européenne. »

Le 28 novembre 1941, Zweig fête son soixantième anniversaire à Petrópolis, une ville située au nord de Rio de Janeiro. Peu de temps après, il met un point final à son dernier chef-d’œuvre, Le Joueur d’échecs, un bref roman psychologique qui est aussi une critique poignante des totalitarismes.

Puis, à Barbacena, il rend visite à l’écrivain Georges Bernanos, qui tente de lui redonner espoir. En vain : le 22 février 1942, Zweig met fin à ses jours en s’empoisonnant au Véronal, un barbiturique, en compagnie de sa femme qui refuse de lui survivre.

Il laisse un message d’adieu :

« [...] A soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d’errance. Aussi, je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.

Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

En France, sa mort passe quasiment inaperçue, même s’il est signalée par quelques journaux collaborationnistes, comme Le Petit Parisien qui écrit laconiquement le 25 février :

« L'écrivain juif Stefan Zweig et sa femme se sont suicidés lundi à l'hôpital Petropolis en absorbant du poison. »

Le journal France, édité à Londres, est plus prolixe. On y lit ainsi le 6 mars : 

« Ce qui l’a tué, c’était le vagabondage forcé [...]. Il était devenu l’étranger, le voyageur de hasard, l’homme qui n’apporte rien, qui frappe  la porte, sans savoir s’il sera reçu. Finie l’époque où l’on avait droit à sa propre bienveillance et où celle des autres était naturelle ! »

Il faut attendre la fin de la guerre pour que de nombreuses voix rappellent le souvenir de l’auteur de La Pitié dangereuse. A partir de 1945, plusieurs articles tentent d’éclaircir le mystère du suicide de Zweig et de sa femme.

Diverses causes sont ainsi évoquées, jusqu’à aujourd’hui : la profonde mélancolie de l’écrivain face à la situation internationale et la douleur de voir sa langue chérie, l’allemand, devenir celle des bourreaux. Mais aussi son abattement face à l’inéluctabilité de la vieillesse et la souffrance causée par la santé fragile de sa femme Charlotte.

L’écrivain Jules Romains, qui avait connu l’Autrichien, l’évoque ainsi dans les colonnes de Carrefour le 19 octobre 1945 :

« « Ce n’est pas ma faute si je ne suis pas aveugle », aurait pu dire Zweig. Semblablement, je tiens pour assuré que son suicide, en février 1942, n'a pas été dû principalement à des déconvenues privées ou épisodiques ; ni même à la fatigue et à l’indignation que pouvait lui inspirer la longue série d’événements antérieurs.

Sa volonté de mourir était à la base de prévisions. Il flairait en avant. II croyait sentir que le tunnel allait durer — presque sans fin à la mesure d’une vie humaine — [...] et l’odeur qui venait vers lui des profondeurs futures lui était horrible : il y discernait la sueur d’esclave, le sang des supplices, le charnier et par-dessus tout le fanatisme irrespirable. »

Le journal Gavroche, de son côté, publie de multiples extraits de son ouvrage Le Monde d’hier, non encore publié. Le 20 septembre 1945, par exemple, le quotidien fait paraître le passage où Zweig entend parler pour la première fois d’Hitler. Le 25 octobre est publié un extrait dans lequel l'écrivain raconte une conversation avec son compatriote Freud (lui aussi exilé à cause du nazisme).

Des extraits qui témoignent du sentiment de désespoir éprouvé par Zweig lors de l’accession au pouvoir des nazis :

« J’ai souvent parlé avec Freud de la barbarie du monde hitlérien et de la guerre. En tant qu’être humain, il était profondément ému, mais le penseur n’était nullement étonné de cette explosion de bestialité.

— On n'a cessé, me dit-il, de me traiter de pessimiste parce que je niais le pouvoir de la culture sur les instincts. On voit à présent — et vraiment je n'en tire pas fierté — qu’est confirmée d'une façon effrayante mon opinion, à savoir que la barbarie, l’instinct élémentaire de destruction est indéracinable dans l’âme humaine. »

En 1947, c’est l’écrivain roumain Leopold Stern, ami de Zweig et lui aussi réfugié au Brésil pendant la guerre, qui évoque dans Carrefour le suicide de l’auteur de La Pitié dangereuse :

« Il essayait bien de s’adapter à la nouvelle ambiance que la guerre a créée dans le monde, mais à chacune de ses tentatives, il ne pouvait que constater qu’il était trop tard pour recommencer [...].

Pour me définir le mal qui le rongeait, il m’avait dit un jour qu’il ressentait comme un effondrement moral. Une autre fois, il me dit : « Je suis à bout, maintenant le moindre petit accroc pourrait faire déborder le vase » [...].

Un jour, devant moi, il avait confié à sa femme : « Nous entrons dans l’existence malgré nous, en criant et en pleurant, et c’est par la dignité de notre sortie que nous devons racheter le ridicule de notre entrée.» »

Lorsque enfin paraît en France Le Monde d’hier, en 1948, la presse salue le témoignage du grand écrivain viennois, qui livre avec cet ouvrage posthume un hymne vibrant à la culture européenne d’avant-guerre. Le prestigieux Mercure de France note :

« C’est le témoignage d’un Autrichien, Juif et pacifiste, écrivain et humaniste, qui a grandi dans la douceur de vivre d’avant 1914, a connu deux guerres et s’est donné la mort en exil.

Destinée tragique d’un homme créé pour faire son miel avec ce que lui offraient de meilleur tous les pays et toutes les littératures du monde et qui vit son domaine spirituel s’anéantir avec la liberté de l’esprit [...].

Livre de lecture ou instrument de travail, ce volume nous introduit dans le Paradis perdu et permet aux hommes d’imaginer le chemin qui pourrait conduire au monde de demain. »

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Pour en savoir plus :

Catherine Sauvat, Stefan Zweig, Folio Biographies, 2006

Dominique Bona, Stefan Zweig, Grasset, 2010

Laurent Seksik, Les Derniers Jours de Stefan Zweig (roman), Flammarion, 2011