Ces témoins attendent-ils donc de l’Histoire une réparation ?
L’Histoire n’est pas la justice, mais il est indéniable que les objectifs des familles ne sont pas ceux des chercheurs et qu’elles nourrissent des attentes qui peuvent être déçues. À nous historiens de prendre toutes les précautions nécessaires pour bien les informer et ne pas leur donner de faux espoirs.
C’est ce que nous avons essayé de faire pour le site 1000autres, consacré aux disparus de ce qui a été bien mal nommé « la bataille d’Alger ». Plutôt que de chercher la preuve des disparitions forcées du côté de l’armée, et en tirant parti de l’expérience des historiens de l’Amérique latine où les listes de disparus n'ont pas attendu les archives militaires pour être constituées, nous avons souhaité nous tourner vers les témoins pour aborder la bataille d’Alger par le vécu des Algérois et la replacer dans une histoire longue des familles.
Le site conçu comme un appel à témoignages est devenu, pour les familles, une sorte de mémorial en ligne, consultable partout et notamment en France, ce qui lui donne à leurs yeux une valeur symbolique forte : le déni est désormais impossible. Cette fonction de monument est un bénéfice involontaire, pour les familles, de notre travail d’historiens.
Au-delà des témoignages, avez-vous accès aux archives pour cette histoire récente ?
Il est très fréquent que les entretiens conduisent les témoins à sortir leurs propres archives : on a ainsi accès à des journaux, des tracts, des documents internes aux groupes de militants, des photos de familles, des lettres – par exemple, pour les disparus de la bataille d'Alger, des réponses de l’administration. On peut alors tirer le fil, rechercher dans les archives de l’administration le courrier initial et croiser les deux types de sources, en profitant de cette complémentarité entre archives privées et archives publiques – quand ces dernières sont accessibles.
Car depuis plusieurs années, malgré les grandes annonces récurrentes sur une meilleure accessibilité des archives en France, nous ne faisons pas de grands progrès. Les recherches des particuliers se heurtent souvent à la très grande technicité du classement en France. Nous sommes ralentis par le manque d’archivistes pour inventorier le contenu de cartons laissés en attente et nous permettre de savoir ce qu'ils contiennent. Certaines archives restent inexplorées : celles de la DST qui concernent l'Algérie – la direction a participé activement aux disparitions forcées – seraient très précieuses, mais à ce jour, elles ne sont pas accessibles. Nous sommes mobilisés en tant qu’historiens pour que la culture des archives se transforme et que des initiatives de guichets citoyens soient relancées pour aider les particuliers à enquêter sur leurs histoires familiales, même lorsqu’elles concernant l’ancien empire colonial.
En Algérie, où est restée une partie des fonds coloniaux, l’accès aux archives est très variable. En ce moment, aux archives nationales, la complexité des démarches les rend presque inaccessibles. Là aussi, les historiens sont mobilisés pour améliorer l’accès.