1794 : l’esclavage aboli, le Père Duchesne laisse éclater sa « grande joie »
Lors de la première abolition de l’esclavage dans tous les territoires français, le plus ordurier des journaux révolutionnaires fait entendre son immense bonheur, celui des sans-culottes et de la gauche de la gauche de la Convention. Foutre !
Dans L’Histoire de la langue française, le philologue Ferdinand Brunot nomme le Père Duschesne l’« Homère de l’ordure ».
Il faut dire que la publication lancée par le révolutionnaire Jacques-René Hébert en 1790 a de quoi interpeller. Un seul article par numéro, une logorrhée haute en couleurs où se mêlent insultes et attaques à l’attention des « gredins » monarchistes et catholiques, et longs grommellements vengeurs où l’exclamation « foutre ! » devient une forme de ponctuation. Le Père Duschesne est « le » journal de la Révolution française par excellence, symbole de la liberté de la presse récemment acquise et précurseur d’à peu près tous les journaux politico-satiriques qui verront le jour à sa suite.
Dans le texte ci-dessous, Hébert nous donne à lire sa « grande joie », « en dépit des cagots, des calotins et des intrigants ». La raison ? La première abolition de l’esclavage en 1794, dans la totalité des territoires français.
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Au sujet de la fête que les Sans-Culottes ont célébrée dans le temple de la raison, en réjouissance de l’abolition de l’esclavage des nègres.
Ses bons avis à tous les républicains pour qu’ils continuent de ne reconnaître d’autre culte que celui de la liberté et de l’égalité, en dépit des cagots, des calotins et des intrigants qui cherchent à se raccrocher aux branches, pour tromper le peuple et l’égarer.
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Si je n’ai pas encore parlé du fameux décret qui abolit l’esclavage des nègres, qu’on ne s’imagine pas, foutre, que le Père Duchesse ait été un des derniers à l’approuver et à bénir la convention d’avoir tranché le nœud gordien, en rendant la liberté à tant de milliers d’hommes. Falloit-iI donc tourner si longtemps autour du pot pour savoir s’il peut exister des esclaves dans un pays libre ? Quoi donc, foutre, la nation française a déclaré dans sa constitution qu’elle donneroit assistance à tous les peuples opprimés, et elle souffriroit qu'au-delà des mers on put exercer en son nom la plus odieuse tyrannie.
Je sais que des raisonneurs à perte de vue prétendent que sans l'esclavage des nègres, les colonies ne pourroient exister. Tonnerre de dieu ! quelle est la terre maudite qui ne peut rien produire si elle n’est arrosée de sang, et quels sont les fruits amers et empoisonnés qui sortent de son sein ? quoi ! Nos îles seraient stériles, si elles étaient cultivées par des hommes libres !
Oui, foutre, elles le seroient, mais pour qui ? pour les marchands, les accapareurs, les riches égoïstes, pour les aventuriers, ces vagabonds, le rebut de l’Europe, pour ces tigres blancs qui s’engraissent du sang des noirs ; mais, foutre, ces noirs, devenus libres, en seront-ils moins industrieux ? Deviendront-ils impotents quand ils travailleront pour eux ? Croit-on que la liberté soit moins puissante pour leur donner du cœur à l’ouvrage que les fouets et les bâtons sous lesquels on les fait expirer ?
Non, foutre, le nègre devenu libre et propriétaire deviendra plus industrieux, plus actif. Ce ne sera plus pour un maître barbare qu’il arrosera la terre de ses sueurs et de ses larmes. Ses enfans lui appartiendront, ils lui feront chérir la vie ; en échange du sucre et des autres denrées qu’il aura cultivées, nous troquerons avec lui nos étoffes et les productions de notre sol. Alors nous ferons avec lui des traités d’alliance et de commerce. Heureux, foutre, si le blanc républicain peut un jour, par sa bonne-foi et sa justice, faire oublier à l’homme noir tous les maux que ses pères lui ont fait durer.
Ah ! quel beau jour, foutre, que celui ou en a vu un brave africain et un mulâtre prendre séance à la convention, un tems viendra, je l’espère, ou tous les peuples de la terre après avoir exterminé leurs tyrans, ne formeront qu’une seule famille de frères. Peut-être un jour verra-t-on des turcs, des russes, des français, des anglais, des allemands même réunis dans le même sénat, et composer une grande convention de toutes les nations de l'Europe. C’est un beau rêve qui cependant peut se réaliser.
Je ne crois cependant pas, comme le prophète Anacharsis, que nous devions faire les Don-Quichotte et aller entreprendre une croisade universelle pour convertir à la liberté ceux qui ne sont pas encore dignes de la connaître. C’est au tems et à la raison à faire un pareil miracle. Commençons à établir chez nous cette liberté ; lorsque les autres nations verront les fruits qu’elle aura produits, lorsque sous des loix sages nous serons tous heureux, alors les hommes qui auront un peu de sang dans les veines, chercheront à nous imiter, et nous donnerons un coup d’épaule à ceux qui voudront sortir d’esclavage.
Un événement aussi heureux, foutre, que celui qui anéantit jusqu’au dernier signe de l’esclavage en France devoit être célébré par les Sans-Culottes. La commune de Paris qui, la première, a levé le drapeau de la liberté, vient de rendre hommage à la raison de ce nouveau triomphe. J’aurais voulu, foutre, que la France entière eut assisté à la fête républicaine qui a eu lieu, décedi dernier, en réjouissance de l'abolition de l’esclavage des nègres. Jamais, foutre, les voûtes est de la ci-devant cathédrale ne la retentirent d’un pareil Te Deum. Tous les bons Sans-Culottes, les Sociétés populaires, les autorités constituées environnoient l’autel de la raison. Une députation de la convention vint aussi lui offrir l’encens des représentants du peuple. Tous les regards étoient fixés sur les trois montagnards américains.
Alors, foutre, je me suis rappelé l’histoire ou le roman du Sans-Culotte Jésus en contemplant auprès de la statue de la liberté, ces trois braves lurons qui viennent du bout du monde rendre hommage à la divinité des hommes libres ; j’ai cru voir les trois mages qui visitoient dans son berceau le prétendu fils du patron des cocus. Mais, foutre, ce n’est pas une étoile qui leur a servi de chandelle, mais c’est le flambeau de la vérité qui les a conduits, ce n’est pas un dieu mangeant de la bouillie qu’ils viennent adorer, mais c’est la divinité éternelle, c’est la raison.
Les bergers et les pastoureaux, en célébrant la naissance du fils de Marie, se réjouissoient de ce qu’il venoit de leur naître un nouveau roi, mais foutre, les Sans-Culottes au contraire, dans leurs chants de victoire ont annoncé la chute de tous les rois. Chaumette, agent national, dans un discours rempli de patriotisme a célébré la liberté des noirs, et tous les bons Sans-Culottes lui ont pardonné son réquisitoire de malheur, et dont lui-même il a fait depuis long-tems amende honorable.
Tous les bons républicains s’empresseront sans doute d’imiter leurs frères de Paris ; comme nous, foutre, ils se réjouiront de l’abolition de l’esclavage des nègres. Les sociétés populaires, d’un bout de la république à l’autre, établissent le culte de la raison pour prouver comme elles sont au pas, je copie le serment que les Sans-Culottes de Moulins viennent de prêter. J’espère qu’il sera bintôt celui de tous les Français.
« Je jure de maintenir de tout mon pouvoir l’unité et l’indivisibilité de la république ; je jure en outre de reconnoître pour mon frère tout homme juste et vraiment ami de l’humanité, quelque soit sa couleur, sa taille et son pays, je jure enfin, de n'avoir jamais d’autre religion que celle de la nature, d’autre temple que celui de la raison, d’autres autels que ceux de la patrie, d’autres prêtres que nos législateurs, ni d’autre culte que celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. »
Voilà, foutre, la véritable religion des patriotes. Voilà la foi des hommes libres. Malgré les cagots, malgré les calotins qui cherchent à se raccrocher aux branches, malgré les fourbes et les intrigants, les bons républicains n’auront d’autre culte que celui de la raison. La religion des esclaves ne sera jamais celle d’un peuple libre. Les Français ne s’égorgeront plus pour des prêtres imposteurs qui, au nom d’un dieu de paix, ont inondé la terre de sang, et établi leur domination sur les ruines et des monceaux de cadavres. Si l’ère qui nous a créées exige de nous un culte, celui de la raison doit seul lui être agréable. Il a mis dans nos cœurs l’amour de la justice et la haine des méchans. Sa volonté est donc, foutre, que nous soyons humains, bienfaisans et justes, n’importe comment.
Puisque la raison seule peut nous apprendre nos devoirs et nos droits, n’écoutons qu’elle seule. Tout le reste n’est que mensonge et imposture. Ainsi donc, foutre, vive la raison ! Vivent la vérité et l’humanité ! Au foutre les prêtres qui ne savent que mentir, tromper, voler et égorger, foutre.