Chronique

1918-1920, « Choc des civilisations » et révolution arménienne

le 08/11/2019 par Nicolas Offenstadt
le 20/08/2018 par Nicolas Offenstadt - modifié le 08/11/2019
Arménie, revendications arméniennes, dressée par K. J. Basmadjian en 1919 - Source : Gallica BnF

Au sortir de la Grande Guerre, la toute jeune République d'Arménie doit se défendre face à la collusion de la Turquie kémaliste et du pouvoir bolchévique, qui menace son indépendance. Sur cette question arménienne, une plume, celle de Jean Guiraud pour La Croix, livre l'analyse d'un choc civilisationnel entre puissances chrétiennes et musulmanes. Chronique de l'historien Nicolas Offenstadt.

Les révolutions nées de la Première Guerre mondiale conduisent à la fondation de nouveaux États, où s’entremêlent transformations sociales et nationales. Certains d’entre eux auront une existence éphémère, plus ou moins, avant de renaître avec la fin du bloc soviétique : c’est le cas de l’Ukraine, des États baltes ou des Républiques du Caucase. L’Arménie illustre ce monde de nouveaux possibles en 1918.


Pour aller plus loin, écoutez le dernier épisode du feuilleton « 1918, un monde en révolutions » : « 1918. Entre Russie et Turquie : la première République d’Arménie » .


Les Arméniens vivaient principalement dans l’Empire ottoman et dans la Russie des tsars. Massacrés par les Turcs pendant le conflit, qui conduisent un véritable génocide, les Arméniens sont aussi soumis à l’évolution de la guerre, sur place, entre les deux puissances, puis à des négociations diplomatiques qui les dépassent. L’émancipation des peuples annoncée par les Révolutions de 1917 et le contexte local amènent à la proclamation de la République d’Arménie en 1918. Mais, très vite, prise en étau entre les Kémalistes en Turquie et le pouvoir bolchévique qui se raidit, la petite Arménie indépendante doit se défendre avec peu de force. Fin avril 1920, l’Azerbaïdjan voisin passe sous contrôle soviétique.

C’est dans ce contexte menaçant que le rédacteur en chef de La Croix, Jean Guiraud (1866-1953) publie une série d’articles pour soutenir la République d’Arménie. L’homme est un militant,  publiciste engagé au cœur des associations catholiques. Il promeut un catholicisme de combat : défense de la famille comme cellule de base, promotion de l’école libre. L’intellectuel catholique conservateur défend ici, au nom du christianisme, un État qui se voulait d’orientation socialiste et progressiste (Dashnak) : droit de vote accordée aux femmes, nationalisation de grands domaines, politique scolaire laïque...           

Guiraud est aussi un historien, professeur à l’Université et spécialiste du Moyen Âge (la papauté, l’hérésie et l’Inquisition notamment). Ses textes inscrivent les luttes de l’Arménie contemporaine dans le temps long, car l’histoire est pour lui un instrument au service de l’Église de son époque, d’une « vérité » catholique. Ainsi remonte-il aux Croisades pour montrer les liens de l’Arménie et de la France, voulant voir dans la première une « petite France orientale ».

« De tous les pays d'Orient, l'Arménie est, avec la Syrie, celui qui a entretenu avec la France les relations les plus anciennes et les plus suivies. Dès la première Croisade, elle était à nos côtés contre les Turcs. Lorsque Godefroy de Bouillon arriva en Cilicie, il fut accueilli à bras ouverts par les Arméniens ; leur roi et leurs moines le ravitaillèrent devant Antioche, et, en souvenir de ces services, les rois d'Arménie étaient barons de Terre Sainte. Alliés toujours fidèles des Latins, ils prirent part à côté d'eux à la défense d'Edesse (1124), et leur dynastie contracta des alliances de famille avec la Maison féodale des Courtenay, issue des Capétiens, et plus tard avec celle des Lusignan. Cette politique leur valut les attaques simultanées des musulmans et des Grecs. »

 

Il décrit aussi en long les violences turques, jusqu’au génocide. Au présent, elles servent à justifier la nécessaire protection de l’Arménie contemporaine : « Veut-on qu’elles se renouvellent en livrant encore une fois l’Arménie à la cruauté turque ? ». Aux yeux de l’historien, le regain de puissance de la Turquie kémaliste annonce plus généralement une lutte contre l’Europe chrétienne, en lien avec l’espoir - déçu par l’accord récent de San Remo - d’un royaume arabe autour de l’émir Fayçal : « c’est le panislamisme tout entier qui prépare une vaste ruée contre les nations chrétiennes ». Guiraud dénonce alors le danger de « la conjonction de l’Islam et du bolchévisme ».

À ses yeux, la petite République devient « le bastion avancé du christianisme au sein de l’islamisme asiatique et de la civilisation moderne en face de la barbarie bolchéviste ». La comparaison est menée ici avec la Pologne, catholique, autre rempart cette fois contre l’Allemagne et la Russie avec laquelle elle se confronte dans une nouvelle guerre d’après-guerre : « Arménie et Pologne ont pour mission de séparer les éléments islamiques, soviétistes et germaniques conjurés contre nous ».

 

Au moment où se prépare le règlement du sort de l’Empire ottoman (traité de Sèvres, 10 août), les propos de Guiraud s’inscrivent dans les négociations en cours. La pression croissante des Bolcheviks le conduit à reprendre la plume sur le sujet, toujours en une du journal, quelques jours après.

« On nous dit déjà que les agents bolchéviks rodent autour de la jeune république arménienne. Prenons-y garde ! ». De fait, début mai les communistes arméniens organisaient une véritable prise de pouvoir qui échoua, en particulier à Alexandropol (futur Léninakan). L’alliance de la Turquie kémaliste et de la Russie se renforce à l’été 1920. En ce sens, les inquiétudes de Guiraud sur la longueur de négociations n’étaient pas vaines car la Turquie passe à l’offensive. Et, lorsque le président américain Wilson énonce la sentence arbitrale - Guiraud exprime clairement ce qu’il en attend dans l’article -  le 22 novembre, qui laisse à la République d’Arménie une grande partie des régions d’Arménie occidentale sous domination turque, de Van, Erzeroum, Bitlis et Trébizonde, le pays allait bientôt perdre son indépendance : en décembre, la Russie communiste prend le contrôle de la République, jusqu’à sa chute.

Guiraud rappellera au lecteur contemporain que la fameuse construction d’une opposition frontale des « civilisations », « chrétienne » et « musulmane », à des fins orientées, n’est pas propre à notre présent et jouait aussi à la sortie de la Grande Guerre. 

           

Nicolas Offenstadt, historien, maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la Grande Guerre.


Pour aller plus loin :

Boudon, Jacques-Olivier (dir.), De l’École française de Rome au Journal « La Croix ». Jean Guiraud, polémiste chrétien, Rome, École française de Rome, 2014.

Minassian, Gaïdz, Arméniens. Le temps de la délivrance, Paris, CNRS, 2015.

Ter Minassian, Anahide, La République d’Arménie 1918-1920, Bruxelles, Complexe, 1989.


 En partenariat avec France Inter, le journal La Croix et la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale

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