La contre-révolution turque de 1909 et la déposition du sultan Abdülhamid II
Un an après la conquête du pouvoir par les Jeunes-Turcs, une insurrection éclate à Constantinople, menée par des groupes conservateurs et religieux. Immédiatement, une armée d’hommes favorables à la constitution se lance dans une marche visant à la contrer.
1908 fut une année charnière dans l’histoire ottomane. Une révolte constitutionnaliste déclenchée par des fonctionnaires civils et militaires, les « Jeunes-Turcs », au début du mois de juillet 1908 en Macédoine aboutit, au bout de trois semaines, à la restauration de la constitution de 1876 et à l’annonce d’élections législatives en vue de l’ouverture d’un parlement impérial à Constantinople.
Le sultan Abdülhamid II (r. 1876-1909), qui choisit d’obtempérer, réussit ainsi à rester sur le trône tandis que le Comité Union et Progrès fondé en 1889 – acteur principal de la révolution et en charge du nouveau régime représentatif à bâtir –, domine la chambre des députés, élue au suffrage censitaire et capacitaire.
Aux côtés des députés, le parlement rassemble également une assemblée sénatoriale composée de notables nommés par le sultan. Ces derniers sont évidemment réticents à l’idée d’une remise en cause radicale de l’ordre socio-politique en place. Cette tension interne fragilise le nouveau régime, dépendant d’une administration où les hommes de l’ancien régime demeurent, de fait, très présents.
Bientôt, l’opinion publique libérale qui avait pu idéaliser le parlementarisme se trouve déçue par la nature essentiellement conflictuelle du jeu politique. La tension monte à la suite de l’annonce de purges souhaitées par les révolutionnaires. Puis, une insurrection éclate le 13 avril 1909, huit mois et demi après le début de la révolution constitutionnaliste dans la capitale de l’Empire ottoman.
Le lendemain, L’Aurore relaie les premières nouvelles aux lecteurs français :
« L’assassinat d’un journaliste hostile au comité Union et Progrès n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder la vase.
La situation intérieure devient d’autant plus grave que les dissensions des partis sont plus profondes de jour en jour et que la méfiance augmente. Il faut également tenir compte de la campagne menée par tous les fonctionnaires révoqués, qui étaient les meilleurs soutiens de l’ancien régime. […]
Des rumeurs sensationnelles circulent : on parle d’une contre-révolution organisée par une coalition de musulmans réactionnaires et de libéraux non-turcs ; on raconte qu’à Salonique les chasseurs macédoniens ont fait prisonnier leurs officiers, en acclamant le sultan et la loi du Chéri ; on attribue un rôle considérable à une société de fanatiques créée, il y a un mois, et qui accuse les Jeunes-Turcs de transgresser le code religieux de Mahomet. »
En effet, presque tout est dit sur la contre-révolution dans ce compte-rendu que l’on retrouve aussi dans La République française du même jour. Les mesures administratives ainsi que l’action politique du Comité Union et Progrès irritent effectivement divers groupes sociaux.
L’assemblée est encerclée par une foule mécontente tandis que députés, journalistes et officiers réputés « unionistes » sont chassés dans les rues. Plus d’un sont lynchés par des fanatiques religieux, irrités par les idées et les politiques à vocation sécularistes des révolutionnaires.
Mais la situation s’inverse rapidement. Les officiers sympathisant ou membre du Comité Union et Progrès ripostent en levant sur le continent, à Salonique, une armée composée aussi bien de soldats réguliers que de volontaires. Un corps d’armée commence donc à marcher de Salonique en direction de Constantinople. Les députés et autres cadres unionistes s’étant enfuis de la capitale, le sultan Abdülhamid II, qui n’était par ailleurs pour rien dans l’éclatement de la révolte, compromet toutefois sa position de monarque constitutionnel par son attitude complaisante sinon collaboratrice à l’égard des insurgés.
À peine une semaine plus tard, l’armée investie de a défense du régime parlementaire arrive dans les banlieues de Constantinople. Une forme de panique règne alors dans la capitale, contrôlée par les insurgés : musulmans conservateurs, opposants libéraux et ressortissants étrangers craignent le pire. D’où cette déclaration aux ambassadeurs de la part du commandant de l’armée, que l’on retrouve dans Le Peuple français du 20 avril 1909 :
« J’ai l’honneur d’informer Votre Excellence que le but essentiel du corps d’armée en marche sur Constantinople est le rétablissement définitif de la Constitution et le châtiment légal des abominables fauteurs de désordres et des meurtres, qui ont préparé les éléments réactionnaires dont les sentiments d’humanité ont toujours laissé à désirer.
Que Votre Excellence soit pleinement convaincue que l’on saura protéger la vie et la propriété des étrangers, ces hôtes respectables de notre chère patrie, et maintenir l’ordre et la tranquillité dans la population tout entière. »
L’ennemi du régime constitutionnel a donc un nom : les réactionnaires. Ce concept, que l’on vient juste d’inventer, sera par ailleurs largement utilisé dans le discours politique turc à compter de cette date et jusqu’aux années 2000, c’est-à-dire de la fin de l’Empire ottoman à la fin de la République turque laïque.
Les constitutionnalistes cherchent donc à rassurer les corps diplomatiques et les sujets ottomans non-musulmans en précisant que la répression ne visera que les opposants musulmans. Le fait est que les Jeunes-Turcs veulent réussir cette fois-ci le coup de force qu’ils n’ont pas osé faire au mois de juillet 1908 : déposer une fois pour toutes le sultan Abdülhamid II, symbole de l’ancien régime et objet de leur colère pour son règne largement autocratique.
Ce dernier sait par ailleurs qu’il est en train de vivre ses derniers jours en tant que sultan ; il aura dirigé l’empire d’une main de fer trente-trois ans durant. Et en plus de sa déposition certaine, il craint pour sa vie. Le Petit Journal du 28 avril consacre la moitié de sa Une à la déposition du « sultan rouge » et rappelle le ressort fondamental de son règne, la « peur » :
« La fin de règne d’Abdul-Hamid a été lamentable, comme toute sa vie, constamment dominée par la peur, cette mauvaise conseillère.
Celui qu’on appelait du sinistre nom de “Sultan Rouge” était monté en usurpateur sur le trône ; il s’y est cramponné, et, pour ne pas en descendre, il aurait volontiers sacrifié tous ses sujets.
Il craignait ses parents et ne s’entourait que d’espions et d’intrigants toujours occupés à nourrir sa terreur, en le prévenant de dangers imaginaires pour la conjuration desquels ils obtenaient tout ce que désirait leur cupidité.
Qui dira à la suite de quelles manœuvres odieuses furent ordonnés les formidables massacres d’Arméniens qui soulevèrent l’indignation du monde civilisé ? »
Si cette peur lui a permis de rester sur le trône plus de trente ans, en dernier ressort elle aura probablement aussi précipité sa fin ; en effet, sa complaisance envers les insurgés a largement déprécié son image dans l’opinion publique.
La Dépêche du 29 avril 1909 relate le couronnement du frère de l’empereur, désigné sultan calife :
« Le mardi 27 avril 1909, l’Assemblée, composée des sénateurs et des députés siégeant en Assemblée nationale, a préféré à l’unanimité, parmi les deux modes contenus dans le fetva lu et signé par le Cheik-Ul-Islam, le détrônement.
En conséquence, le sultan Abdülhamid II a été déchu du khalifat islamique et du sultanat ottoman et l’héritier légitime Mehmed-Reschad-Effendi a été proclamé khalife et sultan sous le titre de Mehmed V. »
La perception du nouveau sultan est naturellement déterminée par les orientations idéologiques des organes de presse. Ainsi, La République française, titre de gauche qui a toutes les raisons d’apprécier le radicalisme des Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès, acclame le changement de sultan sous la plume du journaliste et homme de lettres Edmond Fazy (1870-1910), auteur de plusieurs œuvres sur l’Empire ottoman de l’époque :
« Constantinople est un enfer. Mais une élite de patriotes, travaillant dans l’ombre, délivre la Turquie en réalisant cette union intime des intellectuels et de l’armée qui renverse les régimes pourris.
Les Ottomans respirent, après plus de trente-deux ans de souffrances. Vive la Jeune-Turquie, amie de la France ! Vive le nouveau sultan Mahomet V, le monarque franchement constitutionnel, libéral et doux, qui porte le nom sacré du Prophète. »
Le Petit Journal du 28 avril livre un dernier commentaire, sans appel, sur le nouveau sultan :
« Les Jeunes-Turcs se sont donc donné un soliveau.
Ils peuvent s’en trouver bien si, parmi eux, il se rencontre des hommes capables d’exercer cette dictature de salut public dont tous les gouvernements et tous les journaux, organes de l’opinion, reconnaissent aujourd’hui, en Turquie, l’impérieuse nécessité. »
Mehmed V restera sultan jusqu’à sa mort, en 1918.
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Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, où il anime un séminaire sur l’histoire de la presse ottomane au XIXe et XXe siècle. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.