Le génocide arménien dénoncé par la presse française
Entre 1915 et 1916, le parti Jeunes-Turcs, à la tête de l'Empire ottoman, a exterminé entre 664 000 et 1,2 million d'Arméniens. Ces crimes furent très tôt révélés par la presse française.
Les chrétiens arméniens, l'un des nombreux groupes ethniques vivant dans l'Empire ottoman, résidaient essentiellement à l'est du territoire de la Turquie actuelle, en Anatolie et en Arménie occidentale.
À la fin du XIXe siècle, certains d'entre eux revendiquèrent une plus grande autonomie politique. La réponse des Ottomans, qui les considéraient comme des « ennemis de l'intérieur », fut violente : au moins 80 000 Arméniens furent tués entre 1894 et 1896. Mais le pire restait à venir pour cette communauté.
Le parti nationaliste Jeunes-Turcs (de son nom officiel Comité Union et Progrès), arrivé au pouvoir en 1908, s'est donné pour objectif de restaurer la domination des Turcs musulmans à l'est de l'Anatolie. C'est dans ce but que les autorités ottomanes planifient, à partir de janvier 1915, en pleine Première Guerre mondiale, la destruction organisée de la minorité arménienne.
En avril, une rafle de 600 intellectuels arméniens a lieu à Constantinople : ils sont déportés et massacrés. La presse française, faute de plus amples informations, parle alors de l'échec d'une « conspiration arménienne ».
C'est en réalité le début d'un génocide. Sous l'égide des unités spéciales de Talaat et Enver Pacha, des exécutions massives ont bientôt lieu dans les provinces orientales. Mais aussi des déportations, par train ou à pied, en direction de l'actuelle Syrie, au cours desquelles beaucoup d'Arméniens meurent de froid ou de faim. Les survivants finissent dans des camps de concentration le long de l'Euphrate, où l'immense majorité périt.
Des centaines de villages sont détruits. Des dizaines de milliers d'enfants enlevés à leur famille et convertis de force à l'islam.
Très vite, malgré la censure du gouvernement Jeunes-Turcs qui fait tout pour détruire les preuves, ces atrocités parviennent aux journaux occidentaux. Les faits sont immédiatement divulgués en France et dans les pays alliés.
« On massacre en Arménie », titre L'Humanité du 22 mai, qui pousse un cri d'alarme :
« Nous recevons de source absolument sûre des nouvelles terribles d'Arménie [...]. Aux réquisitions forcées ont succédé le pillage sans merci, le meurtre, le viol. On tue absolument tous les hommes valides épargnés par la conscription, ainsi que tous les enfants mâles ; on emmène les femmes jeunes et jolies et les fillettes, même en bas âge. On ne laisse dans les villages dévastés et ruinés que les vieilles femmes dont on ne saurait que faire [...].
Le gouvernement jeune-turc dépasse en cruauté son prédécesseur. Dans l'affolement de la défaite imminente, il se venge sur les chrétiens d'Arménie de sa faillite morale et politique [...]. Il y a actuellement plus de 100 000 réfugiés arméniens-turcs au Caucase [...].
Le seul salut, c'est l'intervention énergique de tous les États neutres qui, seule, pourrait mettre un terme à cette extermination d'une race. Les États-Unis particulièrement peuvent utilement intervenir. »
Le Petit Parisien renchérit le lendemain en citant le message d'un envoyé sur place :
« Bakou, 17-30 avril.
Aujourd'hui, 160 fuyards sont arrivés au couvent de Saint-Mathieu, venant de Van, de Berguerri et de la vallée d'Abaga, où un massacre terrible a commencé. C'est le cinquième jour que les Arméniens de Van luttent contre les Turcs et les Kurdes. Un secours immédiat est nécessaire. »
Le 25 mai, la France, la Grande-Bretagne et la Russie font publier ce communiqué commun qui paraît dans tous les journaux :
« Depuis un mois environ, la population kurde et turque de l'Arménie procède de connivence, et souvent avec l'aide des autorités ottomanes, à des massacres des Arméniens.
De tels massacres ont eu lieu vers la mi-avril à Erzeroum, Dertchun, Eguine, Akn, Bitlis, Mouch, Sassoun, Zeitoun et dans toute la Cilicie ; les habitants d'une centaine de villages aux environs de Van ont été tous assassinés dans la ville même, le quartier arménien est assiégé par les Kurdes. En même temps, à Constantinople, le gouvernement ottoman sévit contre la population arménienne inoffensive.
En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu'ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. »
Mais le « crime contre l'humanité et la civilisation » va se poursuivre. Entièrement mobilisés sur le front européen, les gouvernements de la Triple Entente n'interviennent pas militairement. Ils tentent cependant de secourir ceux qui fuient les massacres. En septembre, des bateaux français parviennent à recueillir plusieurs milliers de réfugiés sur la côte syrienne et à les emmener à Port-Saïd, en Égypte.
Nombreux sont les témoins, diplomates ou missionnaires occidentaux sur les lieux. Impuissants à les empêcher, ils rapportent à leurs gouvernements les atrocités auxquelles ils assistent. Dans la presse alliée, c'est aussi l'occasion d'accuser les Allemands, alliés aux Ottomans, de complicité.
Parfaitement informée des massacres, l'Allemagne a en effet choisi de ne pas aider les Arméniens... et a même participé à l'encadrement des génocidaires.
En octobre, L'Humanité titre en une « L'extermination des Arméniens : l'Allemagne complice des Jeunes-Turcs » et reprend les informations d'un rapport anglais paru dans le Times :
« Les hommes valides étaient mis à part et envoyés à des bataillons de forçats ou tués par-ci par-là par les troupes. Les femmes, les enfants et les vieillards prenaient le chemin de l'exil, notamment du désert qui se trouve entre Aleppo et l'Euphrate [...].
Ils marchaient sous un soleil brûlant sans pouvoir se procurer ni du pain, ni de l'eau. Beaucoup de femmes virent périr leurs enfants sous leurs propres yeux. Les gendarmes qui les conduisaient violaient les jeunes filles et organisaient les scènes les plus répugnantes.
Des femmes, nous assure lord Bryce, étaient dévêtues et obligées de poursuivre leur marche dans la nudité la plus complète. Quelques-unes de ces pauvres créatures devinrent folles et jetèrent leurs enfants. D'autres, pour sauver leur honneur, se précipitèrent dans l'Euphrate. La totalité de la population arménienne de Trebizonde disparut, dans un seul après-midi, sous les flots du fleuve historique. »
En mars 1916, Le Petit Journal rédige un article intitulé « Au pays des massacres » qui revient sur la longue histoire des persécutions exercées par les Turcs sur les Arméniens, peuple « dont les annales ne sont qu'un long martyre ». « La tragédie arménienne », titre encore Le Journal le 12 mai, qui livre le récit d'un envoyé spécial à Erzeroum (Anatolie orientale) :
« Au commencement, la vie sauve fut garantie à tous ceux qui se convertiraient à l'Islam. De gré ou de force, certains adjurèrent et ils reçurent tous le même nom : Abdoullah […]. Mais bientôt, les Arméniens ne purent plus se sauver par ce moyen. Quelle que fût leur église (catholique, protestante, géorgienne), ils durent s'exiler et ce furent les massacres.
Ce qui eut lieu alors dépasse en atrocité tout ce qu'on peut concevoir. Comment évoquer les effroyables scènes qui m'ont été décrites ? Les enfants massacrés, mutilés, sous les yeux de leurs mères, folles de peur et d'horreur, que les bourreaux contraignaient à boire des tasses de sang fumant ; les femmes, égorgées lorsqu'elles étaient vieilles, violentées lorsqu'elles étaient jeunes, jolies, et, à celles qui étaient rebelles, on cassait les doigts, on brisait les bras.
Il y eut des raffinements dans la cruauté déchaînée. Un groupe de ces émigrants forcés rencontra, un jour un “Mutessaref” qui paraissait accessible à la pitié et qui s'offrit à leur servir de guide. Bienveillant, à la tête de ses gendarmes, il les accompagna, en effet, jusqu'à un défilé étroit et là, calme et souriant, les fit massacrer jusqu'au dernier. »
Avant le génocide, entre 1,5 et 2 millions d'Arméniens vivaient dans l'Empire ottoman. Entre le printemps 1915 et l'automne 1916, au moins 664 000, et peut-être jusqu'à 1,2 millions d'entre eux, ont été tués.
Peu évoqué au cours du XXe siècle, le génocide arménien n'est, aujourd'hui encore, reconnu que par 23 pays. La Turquie n'en fait pas partie : elle considère les événements de 1915-1916 comme une guerre civile au cours de laquelle 300 000 à 500 000 Arméniens et autant de Turcs ont trouvé la mort.