Écho de presse

1938 : le pamphlet anti-franquiste de Bernanos hérisse la droite

le 06/01/2024 par Pierre Ancery
le 03/01/2024 par Pierre Ancery - modifié le 06/01/2024
La guerre civile en Espagne : groupe d'enfants devant une maison en ruines, Agence Meurisse, 1937 - source Gallica BnF

Dans Les Grands Cimetières sous la lune (1938), publié en pleine guerre d’Espagne, l’écrivain catholique et monarchiste Georges Bernanos fustige le camp franquiste et ses sympathisants français. Une « trahison » que ne lui pardonnera pas la droite nationaliste.

Mai 1938. La guerre d’Espagne, opposant les républicains aux nationalistes menés par Franco, fait rage depuis presque deux ans. En France, le conflit s’est importé dans le débat politique, polarisant violemment les opinions : tandis que la droite se montre majoritairement favorable aux franquistes, la gauche (en particulier communiste) affiche son soutien au camp républicain.

C’est dans ce contexte que l’écrivain George Bernanos, célèbre pour ses romans Sous le soleil de Satan (1926) et Journal d’un curé de campagne (1936), fait paraître chez Plon un pamphlet de 300 pages intitulé Les Grands cimetières sous la Lune. L’ouvrage, s’il aborde quantité de sujets (le christianisme, la bourgeoisie, « l’ignoble prestige de l’argent »...), est consacré en large partie à la guerre d’Espagne. Il va faire l’effet d’une bombe.

Fervent catholique, issu du camp monarchiste (il était membre de L’Action française avant de rompre en 1932) et admirateur d’Édouard Drumont, Bernanos résidait avec sa famille en Espagne, à Palma de Majorque, quand les généraux se sont soulevés contre le gouvernement. D’abord favorable à Franco, il a déchanté en assistant aux violences commises par son camp « naturel ».

Dans Les Grands Cimetières sous la lune, il dénonce à la fois les répressions de la Phalange, la compromission du clergé espagnol, et la complaisance de la droite française à l’égard des franquistes - soutenus par Hitler et Mussolini :

« Je n’avais rien à dire aux gens de gauche. C’est aux gens de droite que je désirais parler [...]. Je les pensais mal informés. Or, ils l’étaient aussi bien que moi. « Les Italiens en Espagne ? Tant mieux ! Jamais trop ! — Les Allemands aussi ? Parfait. — Les exécutions sommaires ? Excellent. Pas de sensiblerie ! » [...]

Vous détestiez jadis jusqu’au mot de violence. Vous voilà prêts à la Révolution. Méfiez-vous. Le fascisme et l’hitlérisme vous proposent des modèles de révolutions. Je doute que vous puissiez tirer parti de celles-ci, car elles ne paraissent pas servir beaucoup les intérêts de votre classe, non plus que ses habitudes ou ses préjugés. M. Mussolini et M. Hitler sont ce qu’ils sont. Mais ils ne sont pas des vôtres. » »

Un torrent de réactions va suivre la publication. Prévoyant le scandale dans les rangs de la droite, André Rousseaux, du Figaro, avertit les lecteurs le 14 mai :

« Prenez garde seulement d'avoir bien mesuré vos forces, avant d'aller jusqu'au bout de ce livre de feu. II laisse pour finir si peu de raisons humaines de croire à l'homme, qu'il pourrait ouvrir le gouffre du désespoir à qui s'y jetterait sans croire à Dieu. »

Dans le très conservateur Le Temps, André Thérive préfère ne pas s’attarder sur le fond de l’ouvrage et reproche au livre d’être incohérent : 

« Les Grands cimetières sont curieux à lire, quoique bien fatigants pour un esprit sain... [...]

Un tel livre n'est proprement pas fait pour être lu de bout en bout. Deux ou trois pages divertissent, ravissent ou même enthousiasment. Vingt pages vous procurent une affreuse migraine, car M. Georges Bernanos est l'incohérence personnifiée, et dans la pensée et dans le style. »

A l’extrême droite, l’accueil est encore plus tiède. Dans le journal antisémite et pro-fasciste Je suis partout, l’écrivain maurrassien André Bellessort écrit :  

« Je ferme le livre ; j’en ai souvent goûté la verve et l’éloquence imagée ; mais pourquoi M. Bernanos a-t-il écrit ces trois cents pages ? [...] Il n’a pas une page pour les massacres dont les gouvernementaux se sont ensanglantés, pour les milliers de prêtres mis à mort ; et, s’il accuse les Allemands et surtout les Italiens d’une intervention criminelle, il ne dit pas un mot de la Russie [...].

Il fait profession d’être l’ennemi juré de tout ce que nous aimons, l’ami de tout ce qui nous paraît douteux ou mauvais. »

Mais c’est  dans L’Action française que le pamphlet de Bernanos est reçu le plus durement. Après avoir traité l’écrivain de « dévoyé » et de « pauvre fol » le 6 mai, le quotidien nationaliste ajoute le 21 :

« Au fond, M. Bernanos est un aigri. Qu'il prenne garde : l'humeur revêche, l'amertume conduisent sur les chemins de la Révolution. C'est le cas de la plupart des réactionnaires qui ont mal tourné. On le verrait un jour à l'extrême-gauche que nous n'en serions pas très surpris. »

Le journal dirigé par Léon Daudet s’avance sans doute un peu. Mais il est vrai qu’à gauche, Les Grands cimetières seront accueillis chaleureusement presque partout. La presse communiste, en particulier, saute sur l’occasion : elle sait que, venant d’un « dissident » de la droite, le témoignage de Bernanos aura deux fois plus de poids que celui d’un sympathisant républicain.

Dans le quotidien communiste Ce soir, Paul Nizan s’enthousiasme : 

« "Les grands cimetières sous la Lune" sont à la fois un terrible réquisitoire contre les Italiens qui, sous le commandement de Rossi, "épurèrent" les Baléares, et une généralisation de ce réquisitoire a ceux qui, en France, notamment, entendent voir dans la rébellion des généraux et l'intervention italienne et allemande une "croisade" au nom du Christ.

Le livre est presque constamment admirable par les thèmes et par le ton : on ne peut douter que M. Bernanos soit l'un des plus grands prosateurs français d'aujourd'hui. Une pareille volonté de réveiller les cœurs endormis, une pareille puissance oratoire d'invectives et d'indignation apparaissent rarement. »

L’Humanité, de son côté, parle le 6 mai de « réquisitoire implacable contre le bourreau du peuple espagnol » et de « réponse cinglante aux journalistes antifrançais qui emploient le mensonge et la calomnie contre les républicains espagnols ». Dans la revue communiste Regards, le 4 août, on vante la lucidité de l’écrivain :

« Les droites françaises se sont déshonorées et M. Bernanos, royaliste et catholique, s'est vu dans l'obligation de rompre avec elles. Question d'honneur, tout simplement. 

C'est ce qu'il nous conte admirablement dans des pages éblouissantes et convaincantes que devraient méditer les gens de droite, s'ils étaient capables de méditation. Mais ils ne comptent guère, dans leurs gros doigts, que leurs gros sous et l'intelligence n'est pas leur fort. »

Quelques voix plus rares, dans le camp pro-républicain, tenteront de tempérer ce concert d’éloges. Ainsi lit-on le 19 mai dans Le Libertaire, journal anarchiste :  

« Nous n’emboîterons pas le pas aux têtes de linottes qui, dans la presse de gauche, s’extasient sur l’indépendance de Bernanos. Et nous ferons remarquer que l’indignation de l’écrivain vient avec deux ans de retard, car les faits qu'il rapporte, et dont il fut témoin, se passèrent au début de la guerre d’Espagne. »

Succès de librairie considérable, Les Grands cimetières sous la lune seront plus tard salués par des personnalités comme Albert Camus ou Simone Weil. Ayant définitivement rompu avec la droite nationaliste, Bernanos s’exilera dès juillet 1938 en Amérique du Sud. En 1940, il se ralliera à De Gaulle et soutiendra la France libre à travers de nombreux articles de presse.

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Pour en savoir plus :

Philippe Dufay, Bernanos, Perrin, 2013

François Angelier, Georges Bernanos, la colère et la grâce, Seuil, 2021

Jean Bothorel, Bernanos, le mal-pensant, Grasset, 1998