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Les Procès de Moscou, vitrines médiatiques de la Grande Terreur

le par - modifié le 06/06/2023
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Entre août 1936 et mars 1938 se tiennent les trois procès retentissants au cours desquels la méthode stalinienne va se faire jour dans toute sa cruauté. Ici, d’anciens cadres bolcheviks vont être inculpés pour diverses « trahisons » inventées et reconnaître leurs « méfaits » sous la torture. La suite ? La mort.

Depuis les révolutions russes de 1917, la presse n’avait sans doute pas accordé autant d’importance à des événements liés à l’espace « russe » puis soviétique. L’occurrence « Procès de Moscou » apparaît ainsi des milliers de fois sur RetroNews entre 1936 et 1938, même si ce n’est parfois que pour signaler une conférence publique sur le sujet, souvent liée à la publication d’un ouvrage ou d’une brochure.

Cette vitrine médiatique de la répression stalinienne de la seconde partie des années trente, fondée sur des procès-spectacles voulus et conçus par le régime soviétique (les « débats » sont reproduits intégralement dans la presse soviétique, des observateurs étrangers sont invités) a donc eu une audience sans commune mesure avec les premiers procès médiatisés de la période. Rien de commun avec la publicité faite au premier grand procès truqué, celui de Chakhty contre des « saboteurs » en 1928, ou, en 1930-1931, avec celle du procès du Parti industriel (appelé parfois procès des industriels), alors même que le gouvernement français fut directement accusé de préparer une intervention militaire contre l’URSS.

Mais, à l’été 1936, le contexte est profondément différent de celui de la fin des années vingt ou du début des années trente. La prise de pouvoir par Hitler en janvier 1933 a fait de l’URSS le principal rempart contre le fascisme pour beaucoup de militants de gauche, même non communistes. La signature du pacte franco-soviétique d’assistance mutuelle en 1935 (justifiant la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en mars 1936), le soutien des communistes au gouvernement de Front populaire depuis les élections de juin 1936, la guerre d’Espagne, font partie des multiples raisons qui permettent d’expliquer la manière dont la presse française a rendu compte de cette série de trois grands procès (des 16, des 17 et des 21), tenus entre août 1936 et mars 1938 à Moscou.

Staline s’attaque désormais, non plus à des sous-fifres, mais à ses principaux rivaux et à leurs amis, vieux révolutionnaires bolcheviks, dirigeants du parti communiste de l’URSS, mais aussi aux officiers supérieurs de l’Armée rouge (également touchés par un quatrième procès instruit en secret au mois de juin 1937). Les prétextes sont de lutter contre l'espionnage, la trahison et tous les complots, les projets d’attentats nourris depuis longtemps et visant à mettre à bas le régime qui vient de se doter de la  « la constitution la plus démocratique du monde ». En d’autres termes, la « Révolution » est à nouveau attaquée de toutes parts par des ennemis de l’intérieur liés aux puissances étrangères.

En fait, cette répression de l’élite du parti et de l’armée a été précédée dès 1933 par une série d’épurations internes, d’assassinats, en particulier celui de Kirov en décembre 1934. Cet événement, commandité par Staline, permet de désigner des premiers coupables dès 1935 (premier « petit procès » contre Zinoviev et Kamenev), et va plus tard servir de chef d’accusation durant les procès de Moscou. Les « principes pédagogiques » de ces procès, à destination notamment de la population soviétique, sont cependant plus anciens. Ils ont été, dès 1922, formulés par Lénine ou Trotski, en lien notamment avec les procès des socialistes-révolutionnaires, déjà très médiatisés (près de 500 occurrences sur l’année). Pour l’historien Nicolas Werth, ils font ainsi intrinsèquement partie de la culture politique bolchevique fondée sur des mythes idéologiques, parmi lesquels figure la « sagesse suprême du guide, garant et symbole du monolithisme du parti ». Mais avec Staline, ils deviennent des « réflexes ».

Dès le départ les aveux sont délirants : avec l’aide de la Gestapo, les accusés de 1936 auraient ainsi tenté de tuer Staline pendant les fêtes du premier mai (L’Humanité, 22 août 1936). En 1938, Zelenski, l’ancien président de l’Union centrale des coopératives raconte deux heures durant qu'il débuta dans la vie comme indicateur de police et se chargea du sabotage du ravitaillement, majorant les prix, faisant mettre des clous et du verre pilé dans le beurre, laissant pourrir les œufs et fondre le sucre. » (Paris-Soir, 7 mars 1938).

Les procès-spectacles des années trente sont en effet fondés sur des dénonciations multiples et sur les aveux des accusés, d’abord obtenus sous la torture. Même si Boukharine refuse d’avouer qu’il avait des rapports avec la police ou qu’il a tué Kirov, et que Krestinski se rétracte avant de se reconnaître coupable le lendemain, tous finissent par plaider coupables, à commencer par Zinoviev et Kamenev en 1936, le maréchal Toukhatchevski et 8 autres généraux en 1937, ou, en 1938, Radek et l'ancien ambassadeur à Londres et à Paris, Rakovski (un des rares à échapper temporairement à l'exécution).

Leur défense, qu’ils assurent presque tous eux-mêmes (soi-disant volontairement), n’est en fait le plus souvent qu’une autocritique sous forme de « long repentir ». Ils s’inscrivent ainsi dans la construction du totalitarisme stalinien, en permettant notamment d’affermir la mainmise de Staline sur le parti, et de contrôler plus étroitement encore une société soviétique traversée par de multiples crises depuis la fin des années vingt (collectivisation, dékoulakisation, famine et pénuries…). La théorie du complot permet en effet de tenter de résoudre les contradictions entre les objectifs de la propagande et la réalité, au prix d’un mépris total du réel et de la vérité.

Les procès publics cachent aussi largement la répression de masse de la Grande Terreur, très peu couverte par la presse occidentale. Dans le même temps, les prisonniers du Goulag participent pleinement à la réalisation des plans quinquennaux qui impressionnent une partie des mêmes Occidentaux.

Comme tout ce qui touche à l’URSS, leur représentation en France est aussi liée à des luttes politiques intérieures, fondées notamment sur des oppositions qui ne reposent qu’en partie sur une division droite-gauche.

En effet, parmi les premiers détracteurs des procès qui s’efforcent de montrer qu’ils sont totalement mensongers, figurent en premier lieu les Trotskistes, dont évidemment Léon Trotski (en fait le principal accusé des procès, qui a été exilé en 1929) et son fils Lev Sedov, qui réside alors à Paris. Avant de mourir d’une péritonite en février 1938, celui-ci participe à mettre en place, en novembre 1936, un comité d’enquête, qui se veut un véritable « contre-procès de Moscou », dont l’organe trotskiste Lutte ouvrière se fait l’écho (le couplant avec des pressions pour que Trotski obtienne l’asile politique en Norvège). Ils arrivent ainsi à démonter certaines des « preuves » – notamment celles concernant les aveux d’un des accusés, Golzman, indiquant qu’en 1932, pour préparer leur complot, il avait rencontré Sedov dans un hôtel de Copenhague, en réalité démoli depuis 1917 !

Mais, si leur appel, lancé par Marcel Martinet, est signé par des hommes de gauche (dont une partie non négligeable sont des pacifistes intégraux), comme Alain, Félicien Challaye, Paul Rivet, Jean Giono, Georges Pioch, Victor Marguerite, Jules Romains, Pierre Monatte, Maurice Dommanget, Paul Desjardins, Maurice Wullens, Jacques Prévert ou Georges Boris, le directeur de La Lumière, le comité va surtout être constitué de Trotskistes. Et, en dehors du surréaliste André Breton, peu d’intellectuels très connus y participent finalement.

On retrouve aussi des articles réfutant les procès dans la presse liée aux signataires de l’appel, comme dans le cahier de la revue littéraire pacifiste Les Humbles, dirigée par Maurice Wullens, ou de manière plus modérée, dans La Lumière, qui, en 1931, avait déjà dénoncé la « comédie judiciaire » du procès industriel. Ce journal dénonce aussi le syllogisme qui fait des opposants à Staline des ennemis de l’URSS et donc des fascistes (« Trotski = Gestapo » titre ainsi un article de L'Humanité du 28 août 1936). En effet cela touche aussi ceux qui, en France, osent condamner les procès.

Toujours à l’extrême gauche, outre de petits groupuscules comme ceux de la Gauche révolutionnaire (Daniel Guérin), de la Révolution prolétarienne (Maurice Chambelland), des Jeunesses socialistes révolutionnaires (Fred Zeller), les anarchistes font aussi partie de ceux qui tentent d’établir la vérité (près de 60 occurrences dans Le Libertaire entre 1936 et 1939), évoquant même la terreur de masse, soient les « rafles monstres pratiquées à travers tout le territoire soviétique » dès le 2 octobre 1936. Ils publient également les protestations de Boris Souvarine, convaincu de l'innocence des accusés, qui a été mis en cause le 19 août au procès de Zinoviev.

Dans Le Libertaire du 11 septembre 1936, Souvarine dénonce la responsabilité de la Guépéou dans l’assassinat de Kirov, en craignant sans se tromper de « nouveaux aveux et de nouveaux massacres ». Les anars eux-mêmes sont bien conscients que Staline est en train d’exterminer « la génération d’octobre ». Même s’ils ne soupçonnent pas encore la torture qui a poussé aux aveux, préférant croire que les accusés se sont mis à plat ventre en pensant ainsi être graciés, ils réfutent les « arguments exotiques » essentialistes trouvés dans une partie de la presse (« l’âme russe », le caractère « barbare et asiatique »), pour préférer une explication plus globale sur le régime installé en 1917 :

« En réalité ce qui se passe en Russie n’est que l’aboutissement logique d’un régime absolutiste qui règne dans tous les domaines de la vie sociale.

Ce régime vous opprime partout où vous êtes, à l’usine comme au bureau, à la mine comme aux champs, à l’université comme à l’école primaire, à l’extrême sud comme à l’extrême nord. Si vous voulez exister d'une façon quelconque, travailler et vivre, vous devez toujours être d’accord avec ce que vous ordonne la clique au pouvoir aujourd’hui. Avoir une opinion à soi est criminel en Russie et si vous ne voulez pas aller en prison ou dans les camps de concentration, vous essayez de vous taire, si possible.

Quand vous ne pouvez pas vous taire, vous exprimez l'opinion officielle que ce soit au sujet de la construction du socialisme dans un seul pays, ou à propos du stakhanovisme, ou de la défense de la ‘patrie’, etc. Votre opinion à vous, vous n’osez la dire même entre les membres de votre famille ; la morale stalinienne ordonne aux enfants de dénoncer leurs parents et vice-versa.

Le Russe a pris l’habitude durant ce régime de ruser simultanément avec sa propre conscience et avec le Guépéou. L’énorme fatigue morale et physique, la démoralisation grâce à la défaite de la révolution, qui au lieu du règne du socialisme avait abouti au plus insupportable absolutisme, ont donné naissance à une psychologie spécifique de l’époque. »

Les anars vont même jusqu’à critiquer la tiédeur des autres organes de gauche, même ceux qui refusent de croire à la culpabilité des accusés comme La Lumière, au motif qu’ils n’en tirent pas des conclusions globales sur le régime soviétique. Ils fustigent encore plus le « silence » de Vendredi et du Canard enchaîné, tout en louant le jeune comité de rédaction de la revue Esprit, qui publie un article de Victor Serge (Le Libertaire, 2 octobre 1936). En 1938, ils attaquent également Malraux, parce qu’il « se tait sur les procès de Moscou-la-sanglante (lui qui à Royan allait toucher la main à Trotski) ».

Il est vrai que la majorité des anarchistes, du fait de la répression précoce de leur mouvement en Russie soviétique au tout début des années vingt (Cronstadt), sont depuis longtemps pour la plupart des adversaires farouches d’un régime qu’ils considèrent comme une dictature. Leur opposition ne faiblit donc pas lors des procès suivants, bien au contraire.

Certains journaux anticommunistes soupçonnent une « bouffonnerie » dès le premier procès en 1936 (Le Jour, 25 août 1936). En 1938, lorsqu’ils se contentent avant tout de reprendre les termes des débats, les journaux mettent des guillemets aux « révélations » des accusés et invoquent les « démentis formels » de « personnalités anglaises et françaises mises en cause » (L’Ouest-Éclair, 6 mars 1938). Ceci, sauf bien sûr les journaux communistes.

L’Humanité communiste est, sans surprise, le champion toutes catégories de l’adhésion inconditionnelle aux thèses du Kremlin. Entre 1936 et 1938, plus de 8 colonnes sont consacrées aux procès qui sont soigneusement décortiqués dans plus d’une centaine de numéros. Toute la presse communiste est largement mobilisée : L’Humanité,  et, à partir du troisième procès, le journal Ce soir, mais aussi la Correspondance internationale, le magazine Regards, ou bien sûr Russie d’Aujourd’hui le magazine de l’association des Amis de l’Union soviétique dirigé par Fernand Grenier, qui consacre plusieurs numéros spéciaux aux procès, publie des brochures...

Ils vont au début surtout avancer les preuves de la culpabilité des accusés (en transcrivant notamment la quasi-intégralité des débats). Mais, de plus en plus, après le second procès, les articles tentent de démonter les contre-preuves apportées par d’autres journaux, où figurent de plus en plus des témoignages infirmant les faits énoncés par les accusés (Magdeleine Paz dans Le Populaire du 6 mars 1938). Pour ce faire, ils dépêchent à Moscou les célèbres Paul Vaillant-Couturier et Marcel Cachin en 1937 et Marcel Willard en 1938.

Les procès sont aussi l’un des enjeux des récits de voyage dont on trouve des comptes rendus dans la presse, où « légende noire » et « légende dorée » continuent de s’opposer. Si Gide n’en parle pas nommément, si Yvon se polarise sur le stakhanovisme, le journaliste Pierre Dominique dont l’enquête (Oui, mais Moscou) est parue en 1931 à La Librairie de Valois, n’arrive ainsi pas à comprendre comment, même s’ils lisent L’Humanité, les militants communistes français, qui vivent dans une démocratie contrairement aux citoyens soviétiques, peuvent encore en 1938 arriver à croire aux aveux, et « accepter froidement que, dès 1918, tous ces vieux bolcheviks aient été des traîtres ou des espions ! ».

À droite, dès 1936, certains soupçonnent et dénoncent les mensonges. Mais, d’autres comme Gaëtan Sanvoisin pour Le Figaro (31 août 1936) sont carrément persuadés que les 16 premières exécutions ont été feintes :

« Il s'agit d'une comédie bien organisée et qui sert tout le monde.

Trotzky est content, les Allemands sont contents, on leur donne une justification de réarmement intensif, et, enfin, Staline est satisfait de s'être affirmé une fois de plus le maître. »

Lors du troisième procès, ce qui semblait encore incompréhensible à beaucoup au départ, paraît beaucoup plus clair. En 1938, Gérard Bauër (Guermantes), le petit-fils d’Alexandre Dumas, évoquant la Maison des morts de Dostoïevski, souligne « le dégoût du monde » à l’égard des procès, dont on connaît déjà la fin avant même qu’ils ne soient achevés (Le Figaro, 4 mars 1938).

On attaque aussi le gouvernement français, qui a osé signer un pacte avec Staline. La droite et l’extrême droite se fondent sur un discours qui répond à une logique anticommuniste, reposant parfois sur des stéréotypes classiques, celui de la « Russie » barbare, asiatique, cependant largement répandus ailleurs (Le Petit Bleu de Paris du 6 mars 1938 va même jusqu’à croire à la parole des accusés au nom d’un « total mépris de la mort » qui serait proprement slave…).

Mais ce n’est pas le cas de toutes les analyses. À partir de février 1937, Boris Souvarine peut exprimer dans Le Figaro ce qu’il disait déjà dans la presse anarchiste quelques semaines auparavant : les aveux sont mensongers et liés à des tortures qu’on veut éviter à tout prix. Se fondant sur Dostoïevski et le XIXe siècle, tout en récusant les tropismes soi-disant russes (« l’âme russe est ici hors de cause »), il écrit :

« On peut même avancer sans risque d'erreur que les sujets soviétiques, surtout les paysans, sont moins perméables aux impostures de leur gouvernement que les prétendus ‘amis de l'U. R. S. S.’ à l'étranger. »

Lors du dernier procès, surtout quand on en connaît par cœur les mécanismes comme c’est le cas de Iagoda (Le Figaro, 9 mars 1938), les « aveux extorqués aux inculpés » apparaissent de plus en plus délirants. Pour certains, dont des journaux de la grande presse comme Le Matin (9 mars 1938), ces procès sont en fait le signe de « l’état effroyable de décomposition dans laquelle se débat l’URSS ».

Quant à l’extrême droite, elle en profite pour mêler anticommunisme et antisémitisme virulent. Ravi de voir « une bande de juifs » exécutée, regrettant juste que ni Trotski, ni Staline n’en fassent partie, Pierre-Yves Cousteau dans Je suis Partout (4 mars 1938), affirme ainsi que le leader de la IVe Internationale aurait pris la défense de Zinoviev et Kamenev parce qu’ils sont de confession juive.

Parmi ces extrémistes, les partisans de l’ancien communiste Jacques Doriot sont parmi les plus virulents, comme sur tous les sujets où ils s’opposent aux communistes. Dès le 22 août, le secrétariat de leur parti, le PPF, parle d’un « odieux procès monté de toutes pièces par les tortionnaires et les faussaires du Guépéou de Staline ». Le 29 août (« Staline assassin ! »), le numéro deux du parti, Paul Marion, qui fait le parallèle avec la sauvagerie du procès des incendiaires du Reichstag de l’Allemagne nazie, juge que :

« Les nantis et les thermidoriens de la Moscovie ont suscité dans le peuple ouvrier et paysan et chez les révolutionnaires purs tant de rancunes et de haines qu'ils ont peur et pratiquent la cruauté de la peur.

Staline sait qu’en Russie la réponse naturelle à la dictature, c’est le terrorisme. »

Si les recherches anciennes sur le sujet n’étaient pas fondées sur un dépouillement de l'intégralité des milliers d’articles concernés, elles ont malgré tout permis de dessiner quelques mutations dans les représentations sur les procès. L’incompréhension domine au départ et de multiples hypothèses sont avancées, sans que la majorité des journaux récusent la validité des aveux (L’Œuvre, 25 août 1936), pourtant les seules véritables preuves données par l’accusation. Mais alors que s’accumulent progressivement de nouveaux démentis avec le deuxième procès, (Le Jour, 30 janvier 1937), en dehors des communistes et de quelques compagnons de route (en particulier de Jean-Richard Bloch qui dirige Ce Soir avec Aragon), lors du troisième procès la majorité de la presse ne croit plus à ce que disent les accusés, ni à leur culpabilité.

Du côté des socialistes et de leur presse, à commencer par Le Populaire (88 occurrences entre 1936 et 1938), certains militants sont plus anticommunistes que d’autres (Maurice Paz émet ainsi des doutes sérieux sur le procès dès le 31 août 1936). Le quotidien n'hésite pas non plus à faire de la publicité pour le numéro de Spartacus dénonçant les procès où collaborent Victor Serge ou Madeleine Paz (29 octobre 1936).

Mais des considérations liées à la politique française ou aux décisions de l’Internationale socialiste ouvrière (IOS), pèsent sur leurs opinions. Ainsi, lors du premier procès, à l’initiative de l’IOS, ils appellent le gouvernement soviétique à garantir une défense indépendante aux accusés et à ne pas les condamner à mort (Le Populaire, 23 août 1936). Mais il s’agit aussi, au départ, de ne pas trop heurter les communistes français en rompant l’union de la gauche, et, pour les socialistes qui participent au gouvernement, de ne pas critiquer trop violemment un régime avec qui la France a signé un pacte d’assistance mutuelle.

Cependant, au moment du troisième procès, les articles peuvent être particulièrement virulents, notamment pour défendre des accusés (Friedrich Adler et Louis de Brouckère dans Le Populaire du 7 mars 1938). Le même jour, Jean-Baptiste Séverac se pose  la question de ces aveux délirants, en s’interrogeant sur un régime, qui, en admettant l’hypothèse de la culpabilité des accusés, aurait été bâti par des traîtres.

Le 8 mars, après un long silence, Léon Blum fait part de ses doutes, même s’il regrette encore que « le procès de Moscou trouble le Rassemblement populaire ».

Il est vrai qu’à cette date, peu avant la formation de son deuxième gouvernement (qui chutera trois semaines plus tard), les communistes ont émis depuis longtemps de nombreuses réserves sur sa politique, notamment du fait de la non-intervention en Espagne de la France. À la fin du mois de mars, les vieux antagonismes ont ressurgi. Les procès sont ainsi considérés comme « une parodie de justice » par le secrétaire national des jeunesses socialistes Bernard Chochoy, qui répond au communiste Raymond Guyot (Le Populaire, 22 mars 1938).

La Ligue des droits de l’homme fait partie des organisations qui mettent très longtemps à croire à l’innocence des accusés, tant les aveux semblent aux dirigeants ligueurs irréfutables. Partant de l’idée que Dreyfus n’a jamais reconnu sa culpabilité, les ligueurs refusent d’imaginer qu’ils ont pu être torturés et concluent dans leur rapport publié le 15 novembre 1936 à leur culpabilité (Cahiers des droits de l’Homme).

On peut aussi juger bien frileuse, voire coupable a posteriori les réactions de Romain Rolland et d’autres intellectuels de gauche qui, mus notamment par l'antifascisme, n’ont pas condamné officiellement les procès, ou pas immédiatement. Pour Rolland, on sait par son journal et sa correspondance qu’il s’est interrogé sur le destin de médiateurs culturels soviétiques victimes des grandes purges avec lesquels il était liés, en intercédant même directement auprès de Staline en 1937. Il faut aussi se rappeler la présence en URSS de son beau-fils, pour mieux comprendre sa prudence. La parole publique doit donc être distinguée de propos plus intimes, moins idéologiques.

Dans ce milieu intellectuel de gauche, sans doute le mieux connu, il faut malgré tout mettre de côté le parcours des intellectuels pacifistes (pacifistes intégraux) qui répugnent à un antifascisme qui pourrait les entraîner vers la guerre, et font de ce fait assez peu confiance à l’URSS. La Vague, l’hebdomadaire socialiste et pacifiste dirigé par Pierre Brizon est ainsi un bon exemple de cet engagement intellectuel pacifiste précoce contre les procès de Moscou (La Vague, 15 décembre 1936).

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les procès de Moscou vont ressurgir comme de véritables enjeux de Guerre froide, avec des dimensions nationales et internationales. Ils réapparaissent dans l’actualité en 1946-1947, en particulier du fait de la polémique autour du Zéro et l’infini d’Arthur Koestler qui dénonce leurs mécanismes (Combat, 1er février 1946), ou avec l’affaire Kravchenko dès le printemps 1948 (L’Aurore, 7 avril), puis du fait du procès qui oppose le transfuge soviétique auteur de J’ai choisi la liberté aux communistes (plus spécifiquement aux Lettres françaises en 1949).

Les procès dans les démocraties populaires (à Budapest en 1949, puis le procès Slansky en Tchécoslovaquie en 1952 – au même moment que l’affaire Marty-Tillon en France) « usent encore le mythe des procès de Moscou » (Nicolas Werth). Il faut cependant attendre la mort de Staline, alors que le montage du procès des Blouses blanches s’interrompt, pour que du côté communiste on accepte enfin de dire que les aveux des inculpés avaient été extorqués. Après l’exécution de Béria, le rapport Khrouchtchev au XXe Congrès en 1956, entérine la fin du mythe en évoquant les « nombreux procès fabriqués ». Toukhatchevski et Kerensky seront réhabilités après 1956, mais la décision ne sera connue que par les familles.

Ce n’est qu’avec la Perestroïka et la Glasnost, dans la fin des années 1980, que les accusés seront réellement tous réhabilités.

Pour en savoir plus :

Pierre Broué, Les procès de Moscou, Archives Gallimard, Julliard, 1964

Nicolas Werth,  « La mise en scène pédagogique des grands procès staliniens », in : Le Temps des medias, 2010, N° 2 (n° 15), p. 142-155

Nicolas Werth, 1936-1938. Les Procès de Moscou, Les Belles Lettres, 2023