Lorsque la fièvre de la tauromachie s'emparait de la France
Introduite en France dans les années 1850, la tauromachie a dès lors suscité des passions, aussi violentes que contradictoires.
« La passion du taureau est commune à tous les peuples du Midi », écrivait Théophile Gautier.
Historiquement, la tauromachie n'a pas toujours existé en France. Elle a pourtant su s'y imposer dès le milieu du XIXe siècle, et ce en dépit de la loi pénale qui réprime dès 1850 la cruauté envers les animaux [voir notre article]. En matière de corrida, cette loi sera tout simplement ignorée pendant des décennies, malgré les vives protestations d'associations telles que la Société protectrice des animaux.
Grâce à cette complaisance judiciaire et administrative, la tauromachie s'est développée en France, et en particulier dans le Midi, à la faveur d'un véritable engouement populaire, ainsi résumé dès 1853 par La Presse :
« La passion qui triomphe dans l'âme des peuplades méridionales, en France, pour les courses de taureaux, est irréfutable et indestructible. »
D'innombrables articles se plaisent alors à décrire la fièvre que provoquent ces spectacles passionnés et sanglants. Le Petit Journal, en 1883 :
« Les courses de taureaux sont le plaisir préféré des populations du Midi, qui aiment tout ce qui est brillant, bruyant, éclatant. [...]
Quand le taureau “voit rouge” et se précipite furieux sur l'homme qui l'agace, le silence est solennel.
Le coup évité, les acclamations remplissent l'air, les mouchoirs s'agitent ; c'est de la frénésie. Il n'est pas rare de voir des spectateurs, souvent les plus en vue dans le pays, enlever leur redingote et descendre dans l'arène. »
Et de se lancer dans un plaidoyer en faveur de la corrida, avec des arguments quelque peu étonnants :
« Les courses de taureaux resserrent les liens de la famille ; le père, les frères restent à la maison, attendant l'heure de la course et y reviennent pour en retracer les péripéties.
Supprimez ces courses, et vous renvoyez tous les hommes au cabaret, où ils n'ont déjà que trop de tendance à aller.
D'ailleurs, il est assez rare qu'il y ait des accidents ; les taureaux ne sont pas toujours tués, et, quand ils le sont, c'est par un coup d'épée si adroitement porté que la mort abat la bête d'un seul coup. [...]
Protégeons les animaux, je le veux bien, mais n'oublions pas les hommes et les femmes qui ont, ce me semble, quelque droit à ne pas être négligés. »
En 1900, La Libre Parole résume l’importance prise par cette activité en quelque cinquante ans, pour les habitants du sud de la France :
« Quelque opinion que l’on ait sur les corridas, il me semble difficile de blâmer les braves gens, qui se bornent, en somme, à défendre un plaisir qui leur est cher, des franchises municipales auxquelles ils tiennent et enfin une industrie qui leur est profitable. [...]
Les courses de taureaux font vivre, dans notre Midi, une quantité de petit monde. Aux jours de corridas, on fait largesse aux pauvres, comme jadis aux jours de tournois. La chair des taureaux leur est distribuée, ce qui donne à ces miséreux, qui n’ont pas toujours du pain à manger, l’occasion de connaître une ou deux fois par an le goût de la viande.
De plus, la tauromachie est une source de richesses pour le petit commerce local. »
Dans le nord de la France en revanche, la corrida n’est jamais parvenue à s’installer – en 1899, la première course de taureaux organisée dans la région parisienne s'est terminée en tragédie :
« Aux environs de Paris, à Deuil, près d'Enghien, on avait, avec une précipitation non dépourvue de négligence, établi vaille que vaille une arène.
Déjà, la pluie avait empêché la première réunion ; mais un soleil éclatant favorisait la seconde, et sur les gradins de bois s'amoncelait une foule de gens dont plusieurs regrettèrent bientôt leur curiosité. Ce ne fut pas long, en effet.
Le premier taureau, sujet noir haut monté sur jambes et d'une bravoure contestable, fît une entrée assez modeste. On l'excita à attaquer le picadore, mais ce dernier l'ayant discourtoisement piqué de sa lance, le bon taureau ne voulut décidément plus rien savoir et ne songea désormais qu'à quitter une compagnie où on l'accueillait si mal.
Il fit un bond formidable et... se trouva au milieu des spectateurs.
On peut juger de la panique : vingt personnes furent blessées, quelques-unes assez sérieusement, et l'on ne peut prévoir ce qui serait arrivé sans la présence d'un des organisateurs qui, en déchirant une toile, ouvrit à la bête un passage sur la campagne. »
L'interdiction de la tauromachie sera l'un des premiers combats de la SPA – l'association fut fondée au moment même où la tauromachie était introduite en France.
De nombreux artistes et figures politiques s'élèveront pour également protester contre cette pratique. En 1921, le compositeur Camille Saint-Saëns fait ainsi entendre sa voix à l'occasion d'une chronique remarquée dans Les Annales politiques et littéraires :
« Je les ai vues, ces "courses" ; je puis en parler.
– Il faut en voir trois, m'avait-on dit ; puis, on y est habitué.
J'en ai vu trois, et la troisième sera la dernière. [...]
J’ai vu cette chose affreuse :
Un cheval, déjà blessé, était couché sur le flanc. Le taureau arrive, sa corne entre dans le ventre du cheval et en ressort à une autre place ; l'animal, stupide, ne sachant pas la retirer, tire, tire, jusqu'à ce que la peau se déchire, et, par cette énorme ouverture, tout ce qui était dans le ventre du cheval se répand dans l'arène. [...]
Beaucoup de personnes, je le sais, regrettent cette importation d'habitudes cruelles et sanguinaires. Que peut ma faible voix contre elles ? Rien. Mais elle ne serait pas inutile si elle pouvait en éveiller d'autres, plus hautes et plus puissantes, protestant avec autorité contre ce retour à la barbarie, si contraire à nos mœurs, si peu en harmonie avec le caractère français. »
Depuis 1951, la corrida est officiellement autorisée dans le sud de la France. Il s’agit d’une exception au code pénal en raison d’une « tradition locale ininterrompue ». Environ 70 corridas s'y déroulent chaque année.