Écho de presse

« Héros en 17, clochards en 32 ! » : la marche des vétérans sur Washington

le 23/04/2022 par Michèle Pedinielli
le 19/04/2022 par Michèle Pedinielli - modifié le 23/04/2022
Vétérans américains de la Première Guerre mondiale lançant des briques à l'armée venue les déloger, The Chicago Tribune,1932 - source : RetroNews-BnF
Vétérans américains de la Première Guerre mondiale lançant des briques à l'armée venue les déloger, The Chicago Tribune,1932 - source : RetroNews-BnF

En 1932, des milliers de vétérans de la Première Guerre mondiale convergent vers la capitale américaine pour exiger l’adoption du Bonus bill, une loi leur permettant de toucher une prime votée en 1924. Après trois mois de campement, les anciens soldats sont brutalement évacués par l’armée.

En mai 1932, des groupes d’hommes venus de tous les Etats-Unis se mettent en mouvement vers Washington. Par dizaines de milliers et dans un contexte de crise économique consécutive au krach boursier de 1929, ils empruntent les routes en convoi, parfois en voiture, le plus souvent à pied. Certains d’entre eux sont accompagnés de leur femme et de leurs enfants.

Ce sont d’anciens soldats, des vétérans de la Première Guerre mondiale qui convergent vers la capitale, où doit être examinée le Bonus bill, le projet de loi proposant de verser immédiatement la prime aux combattants votée en 1924, sans attendre l’année 1945 comme prévu initialement. Mais cette mesure est loin de faire l’unanimité au sein de l’administration Hoover.

« La question du bonus pose un sérieux problème, car son adoption accroîtrait les difficultés de l'équilibre du budget et serait une dépense supplémentaire de plus de deux milliards.

La Maison Blanche et une importante partie du Congrès sont résolument opposés au bonus, qui, sans doute, sera refusé en raison de la charge qu'il imposerait aux finances américaines. »

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RetroNews | la Revue n°3

Au sommaire : un autre regard sur les explorations, l'âge d'or du cinéma populaire, et un retour sur la construction du roman national.

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La presse américaine ne tarde pas à baptiser ces légions de marcheurs Bonus expeditionary corps, le Corps expéditionnaire de la prime, dont l’un des slogans est : « Héros en 17, clochards en 32 ! ».

Pierre Desnoyer, correspondant du Petit Parisien, se mêle à cette drôle « d’armée » de « vétérans-chômeurs » pour produire un reportage au long cours empreint d’humanité.

« Jamais les États-Unis n'auront vu d'armée semblable. Affamée, débraillée, sans idéal, elle inspire une profonde pitié.

Elle ne s'est pas réunie dans un élan d'enthousiasme, à l'appel d'un chef pour une grande cause. Elle est sortie de terre spontanément, formée par l'agglomération de petits groupes disparates, d'un bout à l'autre de l'immense territoire américain. »

Démunis et sans le sou, ces vétérans sont bien accueillis par la population qui les soutient et les aide au fur à mesure qu’ils avancent sur Washington.

« Comment ces malheureux réussissent ils à vivre pendant leur long trajet ?

Arrivés à l'étape, ils vont de porte en porte et demandent qu'on leur fasse la charité de quelques victuailles. Les vétérans de New-York ont été si bien accueillis par les commerçants de Linden, petite ville du New-Jersey où ils faisaient halte, et ont reçu tant de provisions qu'ils n'ont pas eu recours au repas froid que le maire de la ville faisait préparer pour eux.

Lorsqu'ils marchent à pied à travers les villes, un certain nombre d'entre eux tendent aux passants des boîtes de fer blanc percées d'une fente, en forme de tirelire et recueillent ainsi quelque argent. Les municipalités sont généralement accueillantes et sachant dans quelle misère sont les pauvres vétérans, font ce qu'elles peuvent pour les aider. »

Le chef de la police de Washington D.C. lui-même, le général Glassford, est menacé de révocation pour s’être montré trop accueillant envers les vétérans.

Petit à petit, ceux-ci s’installent sur les bords de la rivière Anacostia, dans des bâtiments abandonnés, sous des abris de tente ou de planches, déterminés à n’en partir que lorsque la loi sera votée.

« Dans le camp d'Anacostia, où 6.000 hommes sont maintenant groupés, tout le bois disponible est utilisé pour construire ou aménager des abris. Les hommes remplissent de paille ou de foin des sacs de toile sur lesquels ils couchent. Quelques femmes ayant accompagné leurs maris font aussi partie du camp.

Un millier de vétérans viennent de quitter Los Angeles pour Washington. Ils se sont engagés à ne revenir qu'avec l'argent de leur ‘bonus’. » 

Interviewé par Pierre Desnoyer, le « général en chef » de l’armée du Bonus, William W. Waters, fait part de la résolution des vétérans.

« - Que ferez-vous, lui dis-je, si le Congrès s'ajourne sans avoir voté d'une manière irrévocable le paiement immédiat de votre ‘bonus’ ?

- Nous resterons ici. Nous ne retournerons pas chez nous tant qu'on ne nous aura pas payé ce que l'on nous doit. D'ailleurs avons-nous encore un foyer, nous autres ? Réduits à la misère, dépourvus de tout, beaucoup d'entre nous n'ont même plus de home. En tout cas, nous sommes fermement résolus, à ce quartier général, à rester à Washington, même, s'il nous faut attendre le retour du Congrès actuel ou l'arrivée d'un nouveau Congrès l'an prochain. Mais alors nos rangs se seront grossis. »

Le 15 juin, une première victoire fait hurler de joie l’armée des sans-grades : la Chambre des représentants vote le Bonus bill par 209 voix contre 176.

« [Traduit de l’américain, NDLR] Sous les acclamations des membres de l'armée des primes rassemblés, la Chambre des représentants a adopté ce soir le projet de loi de 2 milliards de dollars visant à payer immédiatement la prime des soldats afin de soulager les souffrances.

Le vote a été de 209 voix contre 176, 50 bulletins n'ayant pas été enregistrés, certains représentants ayant refusé de prendre position.

On s'attendait à ce que le projet soit adopté, mais ce soir, on a fait remarquer que 15 représentants de moins ont voté pour la prime que pour le retrait du projet de loi de la commission du règlement. »

Mais le 18 juin, le Sénat repousse définitivement la loi. Si certains vétérans choisissent de rentrer chez eux pour poursuivre le combat sur le terrain électoral, la grande majorité reste sur place. Une détermination renforcée par l’arrivée de leurs femmes qui les ont rejoints sur le campement.

« On sait que les vétérans qui ont installé leur camp aux environs de Washington ont décidé de rester dans la capitale jusqu'à ce que satisfaction leur soit donnée en ce qui concerne leur ‘bonus’.

Leurs femmes viennent donc les rejoindre : elles arrivent par centaines, avec leurs enfants. »

En juillet, les affrontements avec la police sont de plus en plus nombreux lors des manifestations. Un accrochage plus violent que les autres entraîne la mort de deux manifestants.

« A un certain moment, au début de l'après-midi, une altercation vigoureuse ayant eu lieu entre un policeman et un vétéran, une brique fut lancée sur la police, suivie de nombreuses autres.

Une mêlée s'ensuivit, les policemen faisant un usage libéral de leurs gourdins. Une grêle de briques et de pierres s'abattit sur les agents, dont beaucoup se mirent à l'abri.

Plusieurs d'entre eux sortirent leur revolver et tirèrent ; deux vétérans au moins ont été blessés par des balles, sans compter ceux qui furent contusionnés par les gourdins ou les briques.

Un officier de police grièvement blessé par une brique est mourant. »

Le 28 juillet, le président Hoover fait appel aux troupes fédérales pour se débarrasser des vétérans. Menée par le général McArthur, secondé par le major Dwight Eisenhower et l’un de ses officiers, le bientôt célèbre George Patton, l’armée fond sur le campement d’Anacostia.

« Il laissa le temps aux quatre cent quatre-vingt-huit enfants et aux trois cent quatre-vingts femmes qui campaient avec l'armée du bonus de se retirer hâtivement, puis lança ses troupes comme pour une attaque en règle.

La cavalerie marchait d'abord, frayant le chemin à l'infanterie. Les fantassins, baïonnette au canon, poussaient devant eux les malheureux anciens combattants.

Ces derniers faisaient-ils la moindre résistance ? On lançait des grenades lacrymogènes pour les disperser. »

Si le gouvernement américain était embarrassé dans un premier temps de traiter ses anciens combattants comme des ennemis d’État, les méthodes employées pour réussir à les déloger laissent peu de doute sur les intentions de Hoover face à la résistance pacifique.

« [Traduit de l’américain, NDLR] Un ancien combattant a été tué, un autre a été abattu et plusieurs policiers ont été blessés, dont deux peut-être mortellement, tandis que plusieurs milliers d'anciens combattants réclamant leur prime se sont battus avec la police pendant plusieurs heures cet après-midi sur Pennsylvania Avenue, près de la Maison Blanche.

Plusieurs coups de feu ont été tirés de part et d'autre, alors que les anciens combattants, furieux d'avoir été expulsés ce matin des bâtiments du gouvernement, attaquaient la police à coups de briques et de pierres. L'ordre n'a été rétabli que lorsque 200 cavaliers, quelque 700 fantassins, cinq chars et une compagnie de mitrailleuses ont descendu Pennsylvania Avenue en formation d'escarmouche.

"VOS BAÏONNETTES EN JOUE !", TEL FUT LE COMMANDEMENT DONNÉ, ET LES VÉTÉRANS ONT PEU A PEU REFLUÉ.

Ce fut l'aboutissement tragique des efforts déployés par les anciens combattants, pendant près de trois mois, pour obtenir du Congrès le paiement immédiat de leurs primes de guerre afin de les sauver de la faim résultant du chômage. »

MacArthur fait alors poursuivre les vétérans qui refluent et incendient les tentes d’Anacostia.

Le bilan final sera de quelque mille blessés et deux enfants morts, asphyxiés par les gaz. L’image des anciens soldats poursuivis par l’armée et de leur campement en feu sera un désastre politique pour Hoover, qui perdra les élections au mois de novembre de la même année.

Malgré le véto de Franklin D. Roosevelt, le Congrès votera en 1936 l'Adjusted Compensation Payment Act, texte de loi prévoyant l'émission d'obligations du Trésor américain aux anciens combattants ayant servi pendant la Première Guerre mondiale.

En 1944, Roosevelt signera le GI bill prévoyant une série d’avantages  pour les combattants de la Seconde Guerre mondiale.