Élections présidentielles américaines : une histoire de clivages
Si les divisions idéologiques et les clivages politiques semblent avoir atteint leur paroxysme lors de la campagne présidentielle de 2024, de nombreux précédents ont jalonné l'histoire des États-Unis... C'est ce que nous rappelle l'historienne de la politique américaine, Hélène Harter.
RetroNews : Les commentateurs de l'élection présidentielle américaine de 2024 évoquent une « polarisation politique sans précédent ». Ce n'est pourtant pas la première fois que le pays se divise en deux camps qui paraissent irréconciliables. Quels ont été selon vous les duels les plus clivants de l'histoire des États-Unis ?
Hélène Harter : L’année 2024 est marquée par sa très forte polarisation mais elle n’est en effet pas la première. Le premier épisode date de 1800 alors que l’unité des origines vole en éclat et que se structure une opposition. L’Amérique se divise. D’un côté, les partisans du président sortant John Adams (le successeur en 1797 et proche de George Washington) qui porte les couleurs du camp fédéraliste, partisan d’un gouvernement fédéral aux moyens importants et porteur d’une politique de rapprochement économique avec l’ancienne puissance coloniale britannique, et qui provoque en 1798 une situation de quasi guerre avec la France, qui a pourtant aidé à l’indépendance. De l’autre, les supporters de Thomas Jefferson qui défendent un gouvernement fédéral limité au profit des droits des États fédérés et de la défense de l’individualisme (la quasi-guerre a été à l’origine de lois qui restreignent les libertés) et sont francophiles. Ces derniers voient dans l’élection de 1800 le dernier rempart pour sauver la démocratie. La victoire de Jefferson donne lieu à la première alternance de l’histoire américaine.
La deuxième élection très clivante est celle de 1860. Les démocrates au pouvoir à la Maison Blanche et très implantés dans le Sud esclavagiste sont favorables au statu quo en matière raciale : laisser aux seuls États fédérés le droit de statuer sur le maintien de l’esclavage. Le mouvement abolitionniste est alors en pleine expansion et ses partisans ont créé en 1854 un nouveau parti, le parti républicain, qui s’organise autour de l’opposition à l’esclavage (générale pour les plus radicaux ; limitée aux États qui rejoindront désormais les États-Unis pour les plus modérés). L’élection de 1860 se déroule sur fond de violence, à tel point que de nombreux Américains se sont armés de peur des résultats. Le républicain Abraham Lincoln, arrivé en tête du scrutin, se voit dénier sa légitimité par les États du Sud où il n’obtient que 2% des voix. Ils font sécession à partir de la fin du mois de décembre 1860, ce qui provoque la guerre civile ou guerre de Sécession (1861-1865).
On pourrait aussi citer l’élection de 1876 où dans plusieurs États les deux partis revendiquent la victoire, ce qui nécessite un arbitrage politique par le Congrès. Les démocrates concèdent la victoire à l’élection présidentielle au profit du républicain Rutherford Hayes et en contrepartie les républicains leur laisse gérer la vie politique dans les États du Sud ; ce qui revient à cesser les politiques volontaristes fédérales au profit des Noirs émancipés mises en place à la fin de la guerre civile et à laisser prospérer dans le Sud des législations d’États discriminatoires, puis ségrégationnistes.
Dans quelle mesure les tensions économiques, raciales et culturelles aux États-Unis se sont-elles aggravées depuis la Seconde Guerre mondiale, accentuant encore ces divisions ?
Les 80 ans écoulés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont marqués par des temps de paix et de guerre, de prospérité et de crise, d’adhésion au progressisme ou au conservatisme notamment, ces phénomènes s’entrecroisant. L’aggravation ou la résorption des tensions ne suit pas par conséquent un continuum temporel.
Par exemple, la première partie des années 1960 (le mandat de John Kennedy et le premier mandat de Lyndon Johnson) se caractérise par la croissance économique, la confiance en l’avenir et la mise en place de dispositifs pour réduire les inégalités (lois sur les Droits civiques de 1964 et 1965, l'Affirmative Action) avant que la seconde partie de la décennie soit marquée par la guerre du Vietnam et son refus croissant des émeutes raciales (alors que les mesures en faveur des Noirs font trop lentement sentir leurs effets), ainsi que par une montée des conservatismes au sein des classes populaires blanches qui aboutissent à l’élection de Richard Nixon. Il faut attendre les années 1980 pour que la prospérité revienne, mais sur fond de creusement des inégalités.
Plus près de nous, dans les années 1990 les États-Unis sont le pays qui tirent le plus profit de la mondialisation. Durant les années Clinton (1993-2001), les Américains connaissent une période de croissance sans précédent tandis que les inégalités économiques régressent au sein de la population. Dans les années qui suivent, la mondialisation crée cependant une Amérique à deux vitesses : ceux qui en profitent et vivent bien grâce à un emploi connecté à l’économie mondiale et/ou à leurs investissements et ceux qui sont les victimes de la mondialisation car leur emploi est délocalisé dans des pays où le salaire horaire est plus faible et donc plus compétitif et leur niveau d’étude trop bas pour pouvoir prétendre aux emplois qualifiés qui sont au cœur de l’économie. Dans ce dernier groupe, les minorités sont surreprésentées.
La mondialisation a eu pour effet de mondialiser, précisément, les enjeux de l'élection présidentielle américaine. Depuis quand les campagnes sont-elles attentivement suivies en Europe, et notamment en France ?
La médiatisation des campagnes américaines en France tient à la généralisation de la télévision mais aussi à l’accession du pays à la superpuissance en 1945. Le poids des États-Unis dans les affaires mondiales a désormais un impact fort sur notre propre pays. La presse écrite s’en fait l’écho de manière très régulière ; mais, jusqu’au début des années 2000, la couverture télévisuelle est surtout limitée aux dernières semaines de la campagne, et souvent même aux derniers jours de la campagne. L’élection contestée de 2000 entre George W. Bush et Al Gore et ses recomptages de bulletins quasiment en direct marque un tournant.
Depuis, la couverture de l’élection commence dès les premières déclarations de candidatures, souvent plus d’un an avant le vote et, élection après élection, elle se fait de plus en plus intense. En vivant en France, on en sait autant qu’un spectateur américain. Un phénomène favorisé par les chaînes d’information en continu, et la généralisation d’Internet et des réseaux sociaux.
Le suivi de la vie politique américaine en France est rarement dépourvu de passions, entre américanophilie et anti-américanisme, mais aussi soutien à des candidats pour qui de nombreux Français s’enthousiasment (Barack Obama notamment, en 2008) ou dont ils craignent l’élection (Donald Trump pour beaucoup en 2024)... Tout en étant impuissants à peser sur une élection car n’étant pas électeurs à part les binationaux.
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Professeure d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l'histoire des États-Unis, Hélène Harter est notamment l'autrice de Les États-Unis dans la Première Guerre mondiale (2017), Les présidents américains. De Washington à Biden (avec André Kaspi, 2022) et Eisenhower. Le chef de guerre devenu président, parus aux éditions Tallandier.