Les séances lugubres de la Sorcière de Marly
Médium désargentée, prêtresse de l’arnaque parfaite et meurtrière potentielle – qui était la terrible Mme Martin ?
Janvier 1904, Mme Martin, épouse du défunt et très respectable évêque de Guadeloupe, est inculpée pour escroquerie et assassinat de sa voisine, Mme Chappuis. L’incident s’est produit quelques jours plus tôt, à Marly-le-Roi dans les Yvelines. Fait intrigant, c’est au terme d’une séance de spiritisme organisée en tête-à-tête avec Mme Martin que la sympathique Mme Chappuis a perdu la vie, le 22 décembre 1903, des suites de ce qu’il semble être un empoisonnement.
Au moment des faits, Victorine Martin est déjà une médium célèbre des environs. Elle a débuté la magie avec son mari, lequel s’est pris de passion pour la pratique tandis qu’il quittait les ordres et revenait à la vie laïque. Lorsqu’il meurt, elle dilapide vite l’argent dûment économisé. Elle est donc contrainte de dispenser ses savoirs d’outre-monde en échange de quelque menue monnaie, et c’est à cette occasion qu’elle fait la connaissance de la pauvre Mme Chappuis, veuve elle aussi, qui croit à peu près à tout et surtout aux possibilités de communication avec son regretté mari. Et qui, accessoirement, possède une coquette somme d’argent.
Le Matin est le premier périodique à évoquer la terrible relation amour-haine entre Mme Chappuis et la « sorcière » Mme Martin.
« “Je ne suis nullement coupable”, dit-elle [Mme Martin] à ses gardiens, “et en évoquant l'âme du mari de mon amie, je ne faisais que remplir un devoir et mettre en pratique les sciences que je cultive depuis tant d’années.” »
Tandis que la totalité des publications se contentent de reprendre les informations brutes du Matin, Gil Blas offre une couverture beaucoup plus exhaustive des événements. Présent sur place, le rédacteur revient sur le contexte et les relations inter-personnelles ayant abouti à la tragédie. Il propose également une lecture critique du comportement de la prétendue médium.
« Il est donc permis de supposer que la soi-disant sorcière n'est, en réalité, qu'une vulgaire empoisonneuse, et qu'elle ne se serait livrée aux pratiques magiques et aux incantations, que pour obliger sa victime, dont les facultés mentales s'étaient atrophiées depuis la mort de son mari, à faire un testament en sa faveur. »
Le journaliste a également accès à la maison de Mme Martin – située sur la route de Montval, juste en face de celle de la défunte – et étudie minutieusement le mobilier de la nécromancienne.
« Sur les murs de la chambre à coucher, qui servait de temple, se trouvaient, grossièrement dessinés, les douze signes du zodiaque ; un guéridon, servant aux évocations, était décoré des signes représentant les sept planètes fatidiques. Dans une armoire, aux ornements bizarres, et couverte d'inscriptions hébraïques de fantaisie, se trouvaient des cassolettes pleines d'encens, des parfums, de la cire vierge, du parchemin, des rondelles de métal, des grimoires, des plantes séchées, cueillies vraisemblablement avant le coucher de la lune, des tarots d’Hermès. En un mot, tout un attirail de magicien amateur. »
Les affaires reprennent cinq mois plus tard, au moment où le procès de la sorcière Martin s’ouvre. La défense a accumulé un épais dossier truffé de preuves affligeantes contre la magicienne, et l’épais brouillard entourant la vie quotidienne des deux veuves isolées s’évapore peu à peu.
Gil Blas poursuit sa couverture méticuleuse de l’affaire. Les révélations dépeignent une Mme Martin cupide et hautement cynique.
« Bien des fois, la vielle dame essaya de se reprendre et de se diriger elle-même ; mais chacune de ses volontés était aussitôt annihilée par l’influence de sa “directrice”, comme elle l'appelait. Un jour elle eut la pensée de donner son piano à un neveu qui se mariait et, le soir même, la voix de feu M. Chappuis lui enjoignait de le garder ! Il avait un rôle à étudier et reviendrait chaque nuit promener sur le clavier ses mains décharnées. Tremblante, la veuve passa des nuits à écouter auprès de l'instrument et implora son défunt mari. Mais elle n'entendit rien. »
Se servant de l’effervescence autour du procès de la Sorcière, le journal athée La Lanterne en profite pour publier une tribune anti-sorciers de tout poil, où les accusés sont les curés, évêques, et l’Église en général. Le rédacteur avance, par ce biais, plusieurs arguments censés défendre Mme Martin. En effet, il est intéressant de constater que les « procédés de cette excellente Mme Martin » sont scrupuleusement les mêmes que ceux employés par l’Église catholique au début du XXe siècle.
« On l'accuse d'avoir abusé de la crédulité d'esprits faibles. En quoi donc les marchands de paradis agissent-ils différemment ? N'usent-ils pas des mêmes moyens d'intimidation ? »
Incapable d’établir un lien de causalité direct entre le poison retrouvé chez Mme Martin et la mort de sa pauvre subordonnée, inapte à prouver l’étendue du pouvoir exercé par Mme Martin sur Mme Chappuis – aucun des paiements n’ayant été enregistré, seuls « du vin et des meubles » de Chappuis ont été retrouvées chez Mme Martin –, la Cour se voit contrainte de condamner Mme Martin à quatre années de prison et cent francs d’amende, pour escroquerie.
L’Humanité du 24 juin 1904 relate :
« C'est contre “le spiritisme industriel” que l'honorable organe du ministère public demande au tribunal de défendre les naïfs, et il ne cache pas qu'il attend une répression sévère d'une escroquerie dont la préparation à été si merveilleusement calculée, et dont les péripéties se sont déroulées, pendant deux ans, autour d'une femme sans défense. »
Deux mois plus tard, la sorcière passe en appel, aidée par l’éminent avocat Me Paul Frey. Gil Blas propose un bref résumé de l’épisode. Le rédacteur, insolent, se permet de l’appeler « la vieille », dit qu’elle « opinait du chef » devant tout ce qu’avançait son avocat, toute « gaie, souriante et pimpante » qu’elle était d’avoir passé « l’hiver à la campagne ».
Le 20 août 1904, Mme Victorine Martin, la sorcière de Marly, voit sa peine réduite de quatre ans à quinze mois. On n’entendit jamais plus parler d’elle.