Chronique

Fake news de la Grande guerre : « l’usine à cadavres des Boches »

le 13/03/2023 par Nicolas Méra
le 14/02/2023 par Nicolas Méra - modifié le 13/03/2023

En avril 1917, les journaux alliés rapportent une rumeur sinistre : l’état-major allemand se servirait de ses soldats tombés au champ d’honneur pour produire du savon… Autopsie d’un mensonge de guerre.

« On ne ment jamais tant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse » disait Georges Clemenceau. Le Tigre avait vu juste : en temps de guerre, désinformation, propagande et faux-semblants polluent les discours officiels, et la Grande Muette se révèle la meilleure complice du mensonge. Y règnent la rumeur ainsi que mille vérités officieuses, toutes colorées par les intérêts des belligérants.

Et parfois, le mensonge le plus éhonté se fraie un chemin jusqu’aux journaux respectables… en témoigne l’étrange affaire de « l’usine à cadavres » de 1917.

Tout commence par un entrefilet dans le respecté The Times britannique, en date du 17 avril 1917. L’article signale la présence d’une usine, à l’intérieur des terres allemandes, visant à recycler les cadavres des soldats tombés au champ d’honneur pour les transformer en denrées industrielles. De cette logistique de l’horreur, on tirerait plusieurs produits dérivés : du savon et des huiles à base de graisse, ainsi que des gants et des culottes d’équitation fabriquées à partir de peau humaine !

Deux jours plus tard, le texte est repris en une du Siècle sous le titre racoleur « Cadavres boches transformés en engrais » :

« Les journaux du matin ont annoncé que, comme pour le porc, tout s’utilisait chez l’Allemand. Un bon sujet du kaiser sert sa patrie même après sa mort, puisque de son cadavre on extrait des matières grasses et des engrais. […]

Les corps entrent par une sorte de tambour, dans un local long et étroit où, pendant tout le parcours, ils sont plongés dans un bain destiné tout à la fois à les décrasser et les désinfecter. […]

Après une cuisson de 6 à 8 heures dans la vapeur, les chairs, séparées des os, ne forment plus qu'une bouillie presque noire, les os tombent au fond et la ‘pâte’ est envoyée par des pompes dans une installation spécialement affectée à l'extraction des matières grasses, par la benzine. [...]

On se rappelle qu'en février, un des consuls américains qui venait de quitter l'Allemagne a déclaré en Suisse que les Allemands extrayaient par distillation des cadavres de leurs concitoyens la glycérine nécessaire à la fabrication de la nitroglycérine et que c'était ainsi qu'ils obtenaient une partie de leurs explosifs. »

Allons bon ; des dépouilles conditionnées pour en faire des explosifs, des huiles ou de la nourriture pour cochons ? La fable semble trop laide pour être vraie, et pourtant, les journaux francophones se succèdent pour l’accréditer. Le même jour, L’Heure relaie cette colonne d’opinion :

« Ils ‘traitent’ leurs corps d’une façon tout à fait scientifique et industrielle : ils en font des savons, des huiles et des matières grasses. […]

Et je fais le serment de ne plus jamais me laver les mains si les Boches continuent à fabriquer des savons avec leurs cadavres. »

Au fur et à mesure que le mensonge se répand, chaque journal y va de son lot de détails horrifiques. Ainsi, le Journal de Beaune du 24 avril reprend les racontars belges :

« Une odeur fade, comme si l’on brûlait de la chair, vicie l’atmosphère. Nous passons auprès de la ‘Kadaverwertungsanstalt’ (établissement pour l’utilisation des cadavres) de ce groupe d’armées.

Les corps gras que nous en retirons sont convertis en lubrifiants et tout le reste est broyé au moulin en une poudre que l’on mélange à la nourriture des porcs et aux engrais. L’Indépendance Belge avait déjà signalé, d’après un journal qui se publie à Leyde, cette abominable industrie, dont l’existence est confirmée par le témoignage d’un des consuls américains.

‘Nous savons depuis longtemps, disait-elle, que les Allemands déshabillent leurs morts derrière la ligne de feu, lient les cadavres par paquets de trois ou quatre avec des fils de fer et évacuent ensuite ces lugubres colis vers l’arrière pour y être incinérés. […] Les wagons arrivent chargés de cadavres nus ; les ouvriers vêtus de toile huilée, la tête couverte d’un masque, tirent les paquets humains avec de longs crochets et les poussent vers une chaîne sans fin armée d’énormes crampons. […] On livre aux savonniers les sous-produits de la distillation.’ »

Pendant ce temps, l’affaire, qui a été discutée sur les bancs du Parlement britannique, se fraie un chemin jusqu’aux colonnes du magazine satirique Punch. Y est publiée une caricature représentant un gradé allemand pointant « l’usine à cadavres » à une jeune recrue, lui déclarant sans ambages :

« Et n’oublie pas que ton Kaiser trouvera une utilité pour toi – que tu sois vivant ou mort. »

Quelques jours plus tard, à la fin du mois d’avril 1917, le canular éclate au grand jour : il s’agissait d’un mensonge tissé par la propagande britannique pour diaboliser les ennemis d’outre-Rhin. L’état-major allemand a eu beau s’en offusquer, pas facile de se défaire d’une telle histoire, surtout lorsqu’on est l’ennemi juré de tout un continent ! Il faudra attendre la paix, et la détente de l’entre-deux-guerres, pour voir l’Allemagne définitivement lavée de tout soupçon.

En attendant, la presse alliée, penaude, se montre discrète à admettre ses erreurs, comme le souligne Le Carnet de la semaine du 13 mai 1917 :

« On a fait le silence autour de cette nauséabonde histoire de cadavres, que, gobeurs, nos grands confrères empruntèrent, un beau jour, à la presse anglaise en veine d’humour.

Et voilà tout penauds, nos illustres bourreurs-de-crânes, si prêts, d’ordinaire, à guerroyer de la plume contre l’exécrable ennemi. C’est tout juste s’ils ne s’excusent pas d’avoir calomnié par crédulité les Boches dont la presse hurle comme une écorchée. »

D’autres journaux, heureux de n’avoir pas été bernés, se transforment en donneurs de leçons – à l’instar du socialiste Éclaireur de l’Ain du 29 avril 1917 :

« Mais ce qui dans cette histoire de pulvérisation des cadavres, d’emploi de la graisse humaine, est le plus regrettable, pour nous qui avons la prétention d’être un peuple éclairé, c’est de constater que toute la grande presse bourgeoise, comme une meute affamée, se mette au diapason de l’immoralité […].

Simple erreur de traduction ergotent les bourreurs de crânes qui ont pondu leurs bêtises d’après une information parue dans le Lokal Anziger ; or, tous ceux qui n’ont qu’une très imparfaite connaissance de la langue allemande savent que le mot Kadaver n’a jamais signifié le corps humain, mais bien seulement cadavre animal, et qu’au contraire pour le corps humain, c’est le substantif Leiche qu’on emploie dans ce cas. […]

Et puis, en laissant passer cette ânerie la censure, elle aussi, a donné par là une preuve de sa compétence et de son utilité, ce qui prouve, d’autre part, que nos gouvernants ne sont pas à l’abri des responsabilités qu’ils encourent en laissant propager de semblables idioties. »

Les démentis officiels n’arriveront qu’en 1925. Dans son édition du 6 décembre, un journal américain, le Times-Dispatch de Richmond, souligne qu’un tel manque d’intégrité, qui a ébranlé la confiance du public envers ses gouvernants, ne doit plus avoir lieu :

« Dans la prochaine guerre, la propagande devra être plus subtile et rusée que le meilleur de ce qui fut produit [durant cette guerre]. Ces aveux de mensonges éhontés de la part de gouvernements fiables ne seront pas oubliés de sitôt. »

L’affaire de « l’usine à cadavres » de 1917 ne s’arrêtera toutefois pas là. Révélatrice de la difficulté à concilier, en temps de guerre, un appareil médiatique fiable avec les impératifs de la censure et de la propagande, elle montre aussi que la presse a une mémoire. Et lorsque les premiers témoignages révélant l’horreur concentrationnaire et la machine de mort nazie s’imprimeront en Une des gazettes, plus de vingt ans plus tard, le grand public, horrifié, s’y reprendra à deux fois avant d’accréditer ce qui ressemble à un autre odieux canular.

Cette fois-ci, en revanche, tout était vrai.

Nicolas Méra est auteur de vulgarisation historique. Il a notamment fait paraître aux éditions Vendémiaire le Petit Dictionnaire des sales boulots (2022).