L'agence Pinkerton, police secrète et briseuse de grève
Fondée dans les années 1850 par Allan Pinkerton, l'agence de détectives du même nom aura muté, de ses premières prérogatives anticriminelles, en véritable bras armé contre-syndicaliste.
Ancien membre des forces de l'ordre de Chicago, Allan Pinkerton fonde avec l'avocat Edward Rucker la première agence d'investigation privée. Son célèbre logo représente un œil ouvert, illustration de sa devise « Nous ne dormons jamais » – par ailleurs l'origine de l'expression américaine « private eye » pour désigner un détective privé.
L'agence se spécialise dans un premier temps dans les affaires de braquages de trains – de plus en plus répandus avec l'avancée du rail américain –, résolues en usant de méthodes pudiquement présentées comme une « alternative au champ d’action légalement limité » de la police traditionnelle.
Ce caractère nébuleux apparaît dès la première mention des activités de l’agence dans la presse française, via un article long et documenté publié dans les pages du Petit Journal.
« La dépêche arrive tantôt d'une ville de l'Atlantique, tantôt de l'autre extrémité, à l'océan Pacifique. Tout ce qu'on apprend, c'est que les malfaiteurs ont été jugés et condamnés. Quant aux opérations d'Allan Pinkerton, elles restent complètement dans l'ombre.
Pinkerton a fondé lui-même cette agence sans pareille dans le monde.
Depuis seize ans qu'il existe, ce bureau de police a retrouvé et fait restituer pour plus de 45 millions de valeurs et d'argent volés. »
Au-delà de ce bilan certes positif en faveur des propriétaires lésés, Allan Pinkerton marque son plus grand coup en 1861 : il anticipe et contrecarre un projet d'assassinat d'Abraham Lincoln – qui finira pourtant assassiné –, alors tout juste élu président des États-Unis.
« À l'aide de plusieurs de ses agents, l'infatigable et habile policier était parvenu à saisir les traces d'un complot de rebelles ; ils avaient projeté de brûler les ponts de chemin de fer, entre Philadelphie et Washington, la seule ligne de communication entre cette capitale et le Nord ; à cette conspiration se rattachait le plan de l'assassinat du président, à Baltimore, pendant le voyage de Washington à Philadelphie.
Pinkerton informa aussitôt le gouvernement de tous les détails qu'il connaissait ; l'entourage du président avait déjà reçu quelques avis très vagues.
Sur la communication plus précise de Pinkerton, on prit les mesures nécessaires, et le complot avorta. Il escorta lui-même le président durant le voyage.
Pendant la guerre entre le Nord et le Sud, Pinkerton fut chargé de la police de guerre secrète. »
Infiltration, espionnage, contre-espionnage… À la demande expresse du président Lincoln, Allan Pinkerton accomplit pendant la Guerre de Sécession une besogne comparable à celle des services secrets officiels.
La guerre civile terminée, l'agence reprend vite ses activités. Elle sont parfois couronnées de succès, comme dans la résolution de l'affaire de la société secrète Molly Maguire, parfois non, comme lors de la traque du gang des frères James [voir notre article], perdant au passage un homme infiltré, démasqué par les bandits durant sa mission.
En 1884, Allan Pinkerton meurt de la gangrène. Ses fils prennent immédiatement le relais à la tête de l’agence, dont les activités vont peu à peu muter.
Celle-ci se spécialise en effet dans la répression frauduleuse et sauvagement zélée des mouvements ouvriers américains, dont le plus tristement célèbre demeure le massacre de Haymarket Square [voir notre article].
L’Intransigeant paraît outré par ces méthodes qualifiées, à raison, de « rechute en barbarie ».
« Dès qu'une grève éclate, les patrons demandent au sieur Pinkerton les hommes nécessaires pour avoir raison des grévistes, et ils paient ces bandits gagés à raison de 7 dollars par homme et par jour. Sur cette somme, le Pinkerton prélève 3 dollars. C'est un beau bénéfice.
Mais les services sont réels : dans le Hoking-Valey, l'Ohio, l'Indiana, l'Illinois, le Michigan, la Pennsylvanie, ces Saltabadils ont étouffé les grèves par le meurtre, avec une férocité inouïe, n'épargnant ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfants, rétablissant l'ordre capitaliste par le carnage, comme l’ont fait plus en grand, à l'occasion, les Cavaignac et les Lamoricière, les Thiers et les Mac-Mahon. [...]
Mais le dernier mot n'est pas dit : on nous annonce que de nombreux groupements socialistes s'organisent militairement pour délivrer le sol américain de ces bandits du patronat.
Sous peu nous verrons, à la lettre, la guerre des classes sévir en Amérique.
Ainsi, quand il n'a pour assises que l'exploitation de l'homme par l'homme, le libéralisme outrancier aboutit à la rechute en barbarie. Nous livrons ce fait aux méditations de la fraction antisocialiste de nos autonomistes. »
Peu à peu, le nom de Pinkerton ne devient plus tant synonyme d’agence de détectives privés ou de police secrète que d'exécuteurs de basses œuvres à la solde d’un patronat peu regardant sur les méthodes.
Leur simple présence lors d'une grève des déchargeurs de charbon à Jersey City provoque la fureur de la population et plusieurs incidents. Même son de cloche lorsque la Compagnie des chemins de fer engage les Pinkerton pour protéger ses convois dans les villes de Buffalo et d’Albany : les supposés « détectives » tirent sur la foule qui leur jette des pierres.
Le point de rupture est toutefois à Pittsburgh. Là, le patron d'une grande usine de métallurgie embauche quelque 300 hommes de main de chez Pinkerton afin de protéger des salariés embauchés pour remplacer temporairement les grévistes.
« Trois cent agents, armés de fusils Winchester et qui accompagnaient les nouveaux ouvriers, quittèrent donc Pittsburgh, à deux heures du matin, dans deux grands bateaux traînés par un remorqueur.
Arrivés à Homestead, où ils pensaient débarquer à la faveur de la nuit, ils trouvèrent les rives couvertes de milliers d'hommes, de femmes et d’enfants, dont un grand nombre armés de bâtons et de revolvers. […]
Après un moment de calme, un coup de feu partit d'un des bateaux. Ce fut le signal d'une fusillade générale qui dura dix minutes environ. […]
Le shérif a télégraphié au gouverneur de Pennsylvanie :
“Situation grave. Je suis débordé par cinq mille grévistes. Massacre est inévitable. La maison du médecin est transformée en hôpital.” »
Ce jour-là, les Pinkerton finissent par se rendre aux autorités légales. Ils sont menés vers une geôle temporaire, tandis que certains sont lynchés par la foule. Ils seront finalement libérés.
L'assaut aura fait 16 morts, et l’enquête qui suivra entachera encore un peu plus la réputation de l'agence dans l'opinion publique. Dans la foulée, le Congrès américain vote le Anti-Pinkerton Act au mois de mars 1893, afin de restreindre l'embauche par le gouvernement fédéral de compagnies privées de ce type ou de mercenaires.
Le nom de Pinkerton finit cependant par revenir sur le devant de la scène bon an mal an, grâce à la parution au début du XXe siècle de la série de romans de gare à succès Nat Pinkerton – sous-titrés en France « Détective le plus illustre de nos jours ».
Puis William Pinkerton, fils d'Allan, bénéfice du titre de Sherlock Holmes américain pour saluer sa mort en 1923.
Ce qui n’empêche pas l'agence Pinkerton de se trouver mêlée, en 1937, une nouvelle fois à un scandale, concernant une affaire d'espionnage industriel d’employés réputés dangereux. On ne se refait pas.
Source d'inspiration plus que probable de multiples services secrets américains, l'agence existe toujours en 2018, avec le même logo et la même devise.
Elle est aujourd’hui spécialisée dans ce qu'elle nomme la « gestion des risques » en entreprise.