Le « procès des 66 » : l’anarchisme sur le banc des accusés
En 1883, soixante-six militants anarchistes sont jugés à Lyon pour appartenance à une « organisation internationale ». De fait, c’est le procès du mouvement anarchiste dans son entier qui se met en place.
Le 9 janvier 1883, s’ouvre à Lyon le procès de 66 anarchistes accusés d’appartenir à l’Association internationale des travailleurs (AIT), société interdite depuis la loi Dufaure de 1872.
Ce procès se tient quelques mois après celui de la « Bande noire », groupe anarchiste de Montceau-les-Mines [lire notre article] et quelques semaines après l’explosion d’une bombe dans un restaurant de Lyon.
Pour autant, aucun des prévenus n’est accusé d’actes terroristes, comme le souligne le pourtant conservateur Le Figaro.
« Aucun des prévenus n'est d'ailleurs poursuivi pour avoir pris part matériellement aux désordres de Saône-et-Loire ou à l'attentat de Lyon.
Mais tous, et parmi eux M. Emile Gautier et le prince Kropotkine, sont accusés d'avoir organisé l'agitation anarchiste, soit dans la presse, soit dans des sociétés secrètes. »
Les chefs d’accusation distinguent deux groupes : d’un côté, les adhérents et de l’autre, les « responsables ».
Les premiers sont accusés « d’avoir depuis moins de trois ans, à Lyon ou sur toute autre partie du territoire français, été affiliés ou fait acte d’affiliation à une association internationale ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique, délits prévus et punis par les articles 1er et suivants de la loi du 14 mars 1872 ».
Le groupe des responsables, dont font partie Pierre Kropotkine, Émile Gautier ou Toussaint Bordat, est en plus accusé d’avoir « accepté des fonctions de cette association ou d’avoir sciemment concouru à son développement, soit en recevant ou en provoquant à son profit des souscriptions, soit en lui procurant des adhésions collectives ou individuelles, soit, enfin, en propageant ses doctrines, ses statuts ou ses circulaires ».
Les conditions de ce procès extraordinaire sont compliquées et la police sur place joue elle aussi un rôle, peu ambigu, au cours de l’audience.
« Au début de l'audience, le procureur de la République Regnault donne lecture d'une protestation des prévenus contre les mesures exceptionnelles prises à leur égard, la police occupant plus de la moitié de la salle d'audience, ce qui jamais ne s'est vu, même dans les procès des pires malfaiteurs, et les empêche de suivre les interrogatoires ;
ils protestent, ensuite, contre les agissements de la police, qui leur interdit de se lever pendant les suspensions d'audience et qui, hier, a traité les femmes de certains détenus avec une brutalité rappelant les plus mauvais jours de l’empire. »
Des souvenirs vieux de presque vingt ans ressurgissent même au deuxième jour du procès.
« Un incident surgit. Bordat dénonce au président le capitaine d'infanterie de service dans la salle, qui, sans aucune provocation, vient de dire à lui et à cinq amis : “J’ai arrangé vos camarades de la Commune et si vous aviez affaire à moi, je vous arrangerai.”
Le président. – Vous avez le droit de porter votre plainte au procureur de la République.
Bordat. – Nous en userons. »
La litanie des interrogatoires des militants anarchistes s’étend sur dix jours. Chacun est interrogé sur son appartenance à l’AIT et sur son rôle au sein du mouvement anarchiste.
L’accusation tourne souvent à la farce. Ainsi, lorsqu’arrive le tour de Sanlaville, cordonnier à Villefranche et « anarchiste indépendant » selon les termes du Rappel :
« Le président – Vous avez été vu achetant des brochures anarchistes ?
Sanlaville – C'est exact ; même le commissaire de police les a achetées comme moi.
Le président – Pas dans le même but.
Sanlaville – Oh ! ça c'est bien possible. (Rires.) »
Une majorité des anarchistes a décidé de se défendre sans avocat et d’utiliser leur présence sur le banc des accusés comme d’une tribune potentielle. Pierre Kropotkine, né dans l’aristocratie russe, explique ainsi les fondements de son engagement.
« Mon père était propriétaire de serfs esclaves. Dès mon enfance, j'ai eu l’occasion de voir se produire ce que vous avez lu dans la Case de l'oncle Tom, et c'est à cette époque que j'ai appris à aimer la classe des malheureux ;
c'est dans les cabanes des paysans que j'ai commencé à aimer le peuple qui gémissait dans l'esclavage ;
c'est dans la cabane de ma nourrice que j'ai appris à aimer les opprimés et que je me suis dit que jamais je ne serais avec les oppresseurs. »
Puis il dénonce un procès de classe.
« La loi de 1872, en effet, divise la société en deux classes, puisqu'elle vise une association internationale de “travailleurs” ; preuve que la bourgeoisie peut s'associer avec des étrangers impunément, sans que la loi l'en empêche. »
Cet argument est repris par Émile Gautier lors de sa plaidoirie.
« Est-ce que les congrégations religieuses, les jésuites, la franc-maçonnerie ne sont pas des associations internationales ? Les sociétés financières elles-mêmes ne sont-elles pas aussi internationales ? […]
Pourquoi donc ne poursuit-on pas les légitimistes, les républicains, les collectivistes, les libres penseurs, et pourquoi réserve-t-on les foudres de la loi pour les anarchistes ? »
À la suite de quoi Gautier démonte pièce par pièce l’accusation d’affiliation à l’AIT.
« “L’association est chose précise, strictement définie, où est le siège social de celle-ci ? Où est sa caisse ? Quels sont ses statuts ? Où est l’administration de cette société que vous poursuivez ? […]
Avez-vous apporté ici les règlements qui régissent cette formalité de l’affiliation à l’Internationale ? Avez-vous des preuves de notre participation à l’association ? Il a été impossible à l’accusation d’en trouver la moindre trace.”
La conclusion s’impose donc d’elle-même : l'Internationale n’existe pas. »
Me Laguerre, l’un des rares avocats de la défense, voit dans ce procès « un grand danger pour la liberté de conscience ».
« Vous avez été émus, messieurs, comme moi, en entendant Kropotkine invoquer le souvenir de sa patrie ; il vous a dit qu'il aimait la France ; et pendant qu'il saluait le glorieux rôle de notre pays en 1792, je me souvenais que les grands citoyens de 91 et de 93, qui ont voté la plus belle Constitution que nous ayons possédée, y avaient inscrit cette phrase superbe :
“La République française offre asile à tous les hommes bannis de leur pays pour la cause sacrée de la liberté.”
La République de 1882 ne ressemble en rien à celle de 92. »
Louise Michel, qui assiste aux derniers jours du procès, retranscrit dans ses Mémoires le manifeste des anarchistes, lu par l’un des accusés avant le réquisitoire.
« Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous. […]
Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, la science pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice ! »
Le procès se termine le 19 janvier. Seuls cinq accusés seront acquittés, tous les autres se verront condamnés à des peines de prison allant de six mois pour les « adhérents » jusqu’à cinq ans – assortis de dix ans de surveillance – pour Pierre Kropotkine, Toussaint Bordat, Joseph Bernard et Émile Gautier.