« Les Protocoles des sages de Sion », histoire d'un document antisémite factice
L'ouvrage Les Protocoles des sages de Sion, écrit en 1901 par un anonyme russe, se présentait comme un plan de conquête du monde par les Juifs. En réalité monté de toutes pièces, il connut un succès immense.
C'est l'un des faux les plus célèbres de l'Histoire. Rédigés en 1901 dans des circonstances qui demeurent encore floues aujourd'hui, Les Protocoles des sages de Sion se présentent comme le compte-rendu de plusieurs « réunions secrètes » au cours desquelles Juifs et franc-maçons prépareraient un plan de conquête du monde.
Un contenu entièrement fictif : à l'époque, l'auteur et ses commanditaires avaient pour dessein – c'est ce qu'un grand nombre de théories supposent – de convaincre le tsar Nicolas II des dangers d'une trop grande ouverture du régime aux Russes juifs, perçus comme des éléments libéraux et révolutionnaires.
Cette thèse se transformera après la Première Guerre mondiale et la Révolution russe en un mythe antisémite extrêmement répandu en Europe, le « judéo-bolchevisme », selon lequel les Juifs alliés à la finance internationale contrôleraient le mouvement bolchevik [voir notre article].
Traduits en français en 1920, Les Protocoles des sages de Sion rencontrent rapidement un certain succès. Plusieurs titres de la presse française le mentionnent avec enthousiasme. L'éditorialiste Edmond du Mesnil écrit par exemple dans Le XIXe siècle, en mai 1921 :
« Le monde n'est plus gouverné par les politiques qui détiennent un pouvoir fragile et éphémère ; il l'est par les hommes d'affaires qui exercent un empire solide et durable. Dans la plupart des peuples, la force du Pouvoir central, synthèse de l'intérêt national, se dilue. Sous le masque de la démocratie, des puissances occultes s'efforcent à la domination du monde.
Au premier rang, la finance internationale juive qui étend sur le destin des peuples des tentacules redoutables [...]. La publication des Protocoles des Sages de Sion vient de révéler le plan du bouleversement universel. Le syndicalisme, le socialisme, le communisme sincères n'ont pas de pire ennemi que ce capitalisme juif international qui affecte de les servir pour s'en servir et les asservir. »
Le Journal de Roanne en parle la même année comme d'un « livre d’un puissant intérêt, un livre à lire et à faire lire, car il jette sur les événements passés, présents, et probablement futurs, des lumières vraiment étonnantes ».
« Comment les Juifs veulent conquérir le monde (tout simplement) et par quels moyens ils comptent réussir, c’est ce que nous disent ces “Protocoles”.
Ah ! Machiavel et Montesquieu sont de tout petits garçons à côte des “Sages de Sion”. On reste confondu devant l’intelligence, disons mieux, le génie, on dirait satanique, dont ils témoignent. »
La presse d'extrême droite n'est pas en reste : citant abondamment l'ouvrage, elle s'en sert régulièrement pour « décrypter » l'actualité. On lit ainsi dans La Libre parole du 16 mars 1921, à propos du président des États-Unis Woodrow Wilson :
« S’il ne représentait en réalité aucun pays, quelle organisation occulte servait donc Wilson ? Pour moi, ma conviction est faite : il était l'instrument de l’Alliance Israélite universelle, et c'est de là que lui est venue la puissance d’illusion qui lui fit escorte.
Lisez le traité de Versailles, rapprochez-le des Protocoles des Sages de Sion, vous aboutirez nécessairement à la même conclusion. »
En cette année 1921, le journal britannique le Times va toutefois démontrer qu'une grande partie des Protocoles des sages de Sion a été plagiée sur le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly, un pamphlet satirique anti-Napoléon III rédigé par Maurice Joly et paru en 1864. Certains passages en sont copiés ou à peine modifiés.
Le Temps, reprenant l'information du Times, l'annonce le 20 août : le livre est un faux grossier.
« Le Times vient, dans une série d’articles de son correspondant de Constantinople, de démontrer que les prétendus “Protocoles des sages de Sion”, publiés à Londres l’an dernier sous le titre “Le Péril juif”, qui firent le tour de la presse universelle, sont simplement apocryphes.
Ce livre était la traduction d’un ouvrage publié en Russie en 1905 par Sergei Nilus, fonctionnaire du gouvernement [...]. Or, le correspondant du Times à Constantinople vient de fournir la preuve concluante que les Protocoles des sages de Sion n'étaient qu’un grossier plagiat d’un livre français dont un exemplaire existe au British Museum et qui est intitulé Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu [...].
Cette publication, éditée à Genève en 1864 et à Bruxelles en 1865, était un pamphlet politique dont l’auteur, Maurice Joly, un avocat et publiciste parisien, fut arrêté par la police de Napoléon III et condamné à dix-huit mois d’emprisonnement. »
Le Matin le confirme également, et livre pour preuve des extraits comparés des Protocoles et de l'ouvrage de Maurice Joly.
« Fabriqués au début du règne d'Alexandre III par ordre du général Orchewsky, l'un des dirigeants de l'Okhrana, la trop fameuse police politique impériale, jetés au panier par le général Tcheverine, le policier en chef, qui les jugea d'une trop grossière maladresse, ils furent repris et utilisés par le grand-duc serge Alexandrovitch, en vue d'agir, par la terreur d'une conspiration imaginaire, sur l'esprit faible de Nicolas II. »
Pourtant, même après que son inauthenticité a été prouvée, le livre va connaître un immense succès dans toute l'Europe. Dès le 19 août 1921, Jacques Bainville, dans l'ultra-nationaliste Action française, reconnaît que c'est un faux, mais il ajoute :
« Que les Protocoles aient été forgés il y a vingt ans pour les besoins de telle ou telle cause, et peut-être par l'Okrana russe, c'est possible.
Et puis après ? […] Qu'est-ce que cela prouve à l'égard du bolchevisme et des Juifs ? Exactement rien. »
Même chose dans La Croix, journal alors farouchement antisémite :
« Les “Protocoles des Sages de Sion”, traçant au peuple juif la voie à suivre pour devenir le maître du monde, ont suscité une grande colère dans Israël. Les feuilles juives affirment que le document est apocryphe.
Nous n'avons pas d’élément suffisant pour nous prononcer péremptoirement sur l’authenticité de ces instructions qui, d'ailleurs, dans leur ensemble, ne révèlent aucune tendance ignorée. Personne n’a plus à apprendre que le juif est exclusif et dominateur [...].
Le texte de ceux-ci [les Protocoles] constituerait-il un faux, que leur contenu est vraisemblable, comme La Croix l’observait naguère. Ces prédictions d'il y a quarante ans n’ont-elles pas commencé à se réaliser ? »
Pendant tout l'entre-deux guerres, les traductions et les rééditions vont se multiplier jusqu'à faire de ce livre une pierre angulaire de l'antisémitisme européen. Dans un long article de 1933, Le Temps raconte l'influence déterminante du livre sur l'idéologie nazie, estimant même que « les Protocoles des Sages de Sion sont devenus l’un des livres saints de la nouvelle religion aryenne ».
Et de citer un extrait de Mein Kampf, le livre-programme d'Hitler :
« De quelles têtes juives sont sorties ces révélations, cela est complètement indifférent ; l’essentiel est qu’elles montrent avec une exactitude effrayante la nature et l'activité du peuple juif, son processus, et son but final.
La meilleure critique des Protocoles, c’est la réalité. Si l'on étudie le développement historique du dernier siècle, on comprend tout de suite les cris que pousse le peuple juif. Quand ce livre sera connu de tout un peuple, le péril juif pourra être considéré comme anéanti. »
Aux États-Unis, c'est l'industriel Henry Ford qui fait au livre une large publicité et s'efforce de le diffuser dans tout le pays. En 1934, la communauté juive de Suisse intente à Berne un procès aux distributeurs du livre : les juges reconnaîtront la fausseté de l'ouvrage.
Aujourd'hui encore, Les Protocoles des sages de Sion, dont l'inauthenticité ne fait plus aucun doute, continuent d'être diffusés dans certains milieux antisémites.