« Le crétin des Pyrénées » : la charge de Léon Bloy contre Zola
En 1894, le roman de Zola Lourdes suscite l'ire des catholiques. Et en particulier du plus virulent de tous : l'écrivain Léon Bloy, qui assassine Zola dans un long article intitulé « Le crétin des Pyrénées ».
Août 1894. Le nouveau roman d’Émile Zola vient de paraître. Intitulé Lourdes, il est entièrement consacré à cette petite ville des Pyrénées où, depuis les apparitions mariales de 1858, une foule importante se presse chaque année pour jouir de l'eau de source locale, réputée miraculeuse.
Zola, lui, ne croit pas aux miracles. Son livre, issu d'une longue enquête de terrain, se veut un reportage sur la foi, une longue analyse de la mystique collective qui préside aux pèlerinages de Lourdes. Les visions de Bernadette Soubirous, pour lui, ne sont rien d'autre que des hallucinations – et les pèlerins, de pauvres gens crédules.
Dès sa sortie, Lourdes crée la polémique. Les catholiques n'apprécient pas la façon dont l'écrivain naturaliste traite le sujet. Le 21 septembre, le livre est mis à l'index par l’Église. Le Gaulois, à son propos, parle carrément de « crime ».
Mais une des critiques les plus virulentes viendra de l'écrivain et polémiste Léon Bloy, l'auteur catholique et tonitruant du Désespéré, de La femme pauvre et des Histoires désobligeantes.
C'est dans la prestigieuse revue Le Mercure de France que paraît en septembre son texte en réponse à Lourdes. Charge violente et méthodique, Le crétin des Pyrénées (c'est le surnom dont Bloy affuble Zola) ne ménage guère le célèbre écrivain :
« Le cerveau du père des Rougon-Macquart, quel que soit son tonnage, ne contient pas une grande variété de marchandises. Quand on a lu cent lignes de ce négociant littéraire, on a tout lu, et l’écrasante masse de son dernier avorton n’ajoute absolument rien aux coïonnades qui ont précédé.
C’est toujours, invariablement, l’expérimentalisme grossier d’un Bacon de table d’hôte, l’horreur du mystère, la science, l’évolution, le travail, le saint coït, l’éternelle resucée de l’atavisme, de l’hérédité, de la dégénérescence, etc. Et toute cette vacherie d’idées, dans quel style, bon Dieu ! »
Convoquant Flaubert et Barbey d'Aurevilly (un de ses maîtres en littérature), Bloy le crie haut et fort : l'auteur de Germinal et de L'Assommoir, livre après livre, ne fait qu'enfiler clichés, lieux communs et procédés faciles.
« Les usiniers ou les entrepositaires de comestibles admettront difficilement, je le sais bien, qu’un romancier qui gagne deux ou trois cent mille francs par an, avec un seul tome, puisse être un crétin.
Dieu me préserve de la tentation de faire comprendre quoi que ce soit à ces hommes utiles ; mais je suis prêt à livrer mon cœur à la personne qui me révélerait un mot plus juste, une épithète plus vraie, un qualificatif plus certain, un emplâtre plus avantageux pour blinder la face d’un scribe déjà plastronné de gloire, qui n’a pu rencontrer une pauvre idée pendant trente ans, une guenilleuse idée qui se donnât véritablement à lui. C’est confondant.
M. Zola est le Christophe Colomb, le Vasco de Gama, le Magellan, le grand Albuquerque du Lieu Commun. Il équipe une flotte de trois cents navires et presse une armée navale de trente mille hommes téméraires pour découvrir que “tout n’est pas rose dans la vie”, qu’“on n’est pas toujours jeune” ou que “l’argent ne fait pas le bonheur”.
– Ce continent m’appartient ! s’écrie-t-il alors, en piaffant de son pied vainqueur, et il déploie, au nom du Positivisme, l’étendard couleur de bran des documentaires.
Le Lieu Commun s’échappe sans interruption de ce Découvreur conquérant, comme l’eau des sources miraculeuses. »
C'est surtout sa critique de la religion que le pamphlétaire ne pardonne pas à Zola.
Pour Léon Bloy, Zola est ce qu'il y a de pire dans l'époque moderne : un « bourgeois », c'est-à-dire un « touriste du relatif », alors que lui-même se définit comme un « pèlerin de l'absolu ». Dans la rhétorique de Bloy, Zola se fourvoie dans la Matière quand lui n'aspire qu'à l'Idéal.
« La nécessité d’écrire un livre tel que Lourdes s’imposait donc à son vigilant esprit. Depuis quelque temps, en effet, des tentatives de régression au Catholicisme sépulcral se manifestaient.
D’inexplicables gens, tels que Paul Verlaine, détraquaient l’imagination des jeunes hommes en leur parlant du Saint-Sacrement et de la Prière dans des lignes d’inégale longueur. Une multitude vaine qui ne lisait pas exclusivement Pot-Bouille ou la Joie de vivre se précipitait aux pèlerinages. L’urgence éclatait d’un bouquin prophylactique.
L’apôtre des gentils du Positivisme ne balança pas. Muni d’un paroissien et de je ne sais quels manuels de piété facile, pour n’être pas tout à fait à court de théologie et de liturgie, négligeant peut-être un peu trop le droit canon, il alla se documenter sur l’“Idole” qu’on vénère dans les Pyrénées où les montagnards, on ignore pourquoi, s’abstinrent de l’assommer à coups de bâton, ainsi que plusieurs journaux l’avaient joyeusement annoncé.
C’est un peu fort tout de même que ce bison, qui n’a plus même l’excuse d’avoir l’air d’être un écrivain, soit admis à déposer son paquet de fiente sur une grande chose qui nous fait, à nous, sauter les larmes des yeux ! »
Bloy, qui vécut toute sa vie dans une totale pauvreté et ne connut pas la gloire, reprochait aussi à Zola d'avoir acquis fortune et célébrité en écrivant sur la misère d'autrui.
Dans un contexte de tensions autour de la laïcisation de la société française, l'article de Léon Bloy obtint un certain écho. Zola, habitué à susciter la controverse, ne répondit pas à l'attaque. Quatre ans plus tard, la gigantesque polémique provoquée par son J'accuse allait faire oublier le scandale relatif de Lourdes – un de ses romans les moins lus aujourd'hui.
À lire aussi, une interview furibarde de Léon Bloy, « molosse affable », dans Le Matin du 7 octobre 1904. L'écrivain y démolit Maurice Barrès (« un décrotteur »), J-K Huysmans (« pion batave et dyspepsique »), Paul Bourget (« un simple eunuque ») ou encore Stéphane Mallarmé (« une vieille fille hermétiquement boutonnée »).