Après la Grande guerre, le combat des mutilés… du travail
1918, le retour des "gueules cassées" dans la société pose la question du traitement d'autres mutilés : les victimes d'accident du travail. Analyse d'une mobilisation ouvrière par l'historien Paul Boulland.
Article réalisé en collaboration avec le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social. Retrouvez les biographies des personnes citées sur le site.
Événement traumatique ayant enclenché de nombreuses et profondes transformations sociales ou politiques, la Première Guerre mondiale a aussi pour conséquence d’accélérer la mobilisation des victimes d’accidents du travail. L’enjeu est bien entendu ancien et la question avait émergé dès le XIXe siècle, débouchant notamment sur l’instauration de la loi du 9 avril 1898.
Mais celle-ci montre rapidement ses limites. Centrée justement sur la notion « d’accident », et donc sur des circonstances considérées comme exceptionnelles, elle ne tient aucunement compte des maladies professionnelles, en particulier celles qui découlent de l’exposition aux « poisons industriels » comme le plomb, la céruse ou le phosphore, qui font pourtant des ravages parmi les ouvriers. Abel Craissac, syndicaliste CGT des ouvriers peintres et principal artisan de la campagne contre « les ravages de la céruse », en témoignait par exemple en 1905 :
De plus, contrairement aux prévisions des législateurs, la loi n’a pas pour effet d’encourager les employeurs à améliorer la prévention et elle ne permet nullement de réduire le nombre d’accidents.
Durant deux décennies, les organisations syndicales s’élèvent régulièrement contre ces insuffisances. Mais, la guerre fait émerger de nouvelles préoccupations et de nouvelles perspectives. Très tôt, les conséquences sanitaires et notamment l’afflux des blessés doivent être pris en charge par l’État. Dans le même temps, les premières organisations d’anciens combattants se structurent avant même la fin du conflit. Progressivement, les figures du mutilé de guerre ou des « gueules cassées » s’imposent sur la scène publique.
Dans ce contexte, dès février 1918, dans les colonnes de L’Humanité, Eugène Quillent exprime son inquiétude : les invalides de guerre ne risquent-ils pas d’emporter la sympathie de l’opinion et des employeurs, au détriment des victimes d’accidents du travail ?
« “Bah pour des petits bobos de quelques centièmes, pourquoi accorderait-on des indemnités à des ouvriers qui la plupart du temps, arrivent, au bout de quelque temps à gagner les mêmes salaires qu'avant leur accident, quand ce n’est pas davantage ?” Nous répondrons à ceci que ce n'est pas la règle absolue qu'un ouvrier mutilé dans cette proportion retrouve son gain d'antan. Cela dépend du métier qu'il exerce et des besoins de main-d'œuvre de son industrie. Puis, à l'avenir, il faudra tenir compte de la concurrence que feront fatalement aux mutilés du travail ceux de la guerre. À incapacité égale, le sentiment public fera que ces derniers seront préférés aux autres. »
Eugène Quillent, ouvrier cannier et militant de la CGT, se spécialise depuis des années dans le conseil juridique aux salariés, notamment sur les questions d’accident et de médecine du travail. Ainsi, il traite régulièrement de ces questions lors de conférences éducatives. Il poursuivra son action dans les années 1920, rédigeant notamment pour la CGT une brochure intitulée « Les accidents du travail et les maladies professionnelles », largement diffusée et régulièrement rééditée. Il eut surtout une influence directe sur l’un des principaux animateurs du futur mouvement des mutilés du travail, Baptiste Marcet, et on le retrouve régulièrement aux côtés des mutilés du travail dans les années 1920, lors de leurs réunions et congrès.
La « concurrence » avec les mutilés de guerre n’est pas la seule raison de l’émergence d’une organisation des accidentés du travail. Ceux-ci pâtissent aussi du système des rentes forfaitaires qui n’ont jamais été réévaluées depuis 1898. Avec l’inflation, les pensionnés se retrouvent donc dans une situation financière dramatique.
En juillet 1919, un entrefilet de L’Humanité se fait l’écho de l’appel lancé par Léon Brémond de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence) et Gaubert, de Digne (Var) en vue de la constitution d’un « groupement régional des mutilés des accidents de travail » :
Rencontrant des préoccupations anciennes, le mouvement essaime rapidement dans toute la France, et notamment à Marseille, où est créé un Comité central de défense et d’intérêt des mutilés du travail. Celui-ci se constitue en embryon de fédération nationale, appelant les autres comités locaux à le rejoindre. Parmi les premiers animateurs figure Henri Christine qui deviendra le secrétaire de la Fédération des mutilés et invalides du travail, à l’issue de son premier congrès.
On sait peu de choses sur ce militant. Peut-être est-ce le même Henri Christine, ouvrier terrassier, qui assista au congrès de la CGT en 1902 puis fut trésorier du syndicat CGT des ouvriers mineurs et terrassiers de Marseille en 1907-1909. De fait, ce dernier se montrait déjà préoccupé par la situation des victimes du travail, dans un article du journal marseillais L’Ouvrier syndiqué (septembre 1909).
En 1920, lors du congrès de la CGT d’Orléans (27 septembre-2 octobre 1920), c’est en tout cas Henri Christine, délégué par le Syndicat des bouchers de Marseille (Fédération de l’alimentation), qui intervient pour demander aux délégués d’appuyer la constitution de la nouvelle organisation. Son appel est soutenu par Léon Jouhaux et fait forte impression, notamment en raison du handicap d’Henri Christine, « aveugle des suites d’un accident du travail ». Au cours des mois suivants, la CGT continue de rendre compte de la structuration du mouvement, notamment dans la revue La Voix du peuple qui, en juin 1921, rappelle l’émotion suscitée par l’intervention d’Henri Christine.
« Le secrétaire de cette Fédération est le camarade Christine, 37, rue du Tapis-Vert, à Marseille. Les délégués qui participèrent au Congrès confédéral d'Orléans se souviennent de l'appel émouvant de ce dévoué camarade, aveugle des suites d'un accident du travail. »
Le même numéro reproduit une circulaire de Jules Lapierre qui, au nom du Bureau confédéral, encourage les militants et les organisations syndicales à se mobiliser aux côtés des invalides du travail :
« Les mutilés auxquels les tribunaux ont reconnu cette diminution de leur valeur physique trouvent difficilement à s'employer, il faut tenir compte que, dans les emplois compatibles avec leurs forces, ils sont concurrencés par leurs camarades mutilés de guerre.
Fédérations et Unions voudront bien rappeler à leurs adhérents l'importance d'une telle manifestation en faveur non seulement des victimes des accidents, mais aussi des veuves et orphelins de ceux qui sont disparus à la suite d'accidents contractés au travail. »
Toujours en juin 1921, dans la revue Le Droit ouvrier, Henri Christine affirme le succès d’un mouvement qui donne enfin une visibilité aux « parias » qu’étaient jusqu’alors les invalides du travail :
« Du Sud au Nord, de l'Est à l'Ouest, des organisations des mutilés du travail se sont créées et réunissent leurs efforts dans la Fédération nationale, soutenue dès la première heure par la Confédération Générale du Travail.
Les parias d'hier, fraternellement unis, arracheront aux gouvernants le vote d'une loi équitable assurant matériellement leur triste existence. »
L’année suivante, Christine livre un autre article, cette fois au journal socialiste Le Populaire. Sous le titre « La main qui tue », il évoque les griefs des mutilés du travail à l’encontre du « médecin », de « l’expert » en assurance, du « législateur » et de « la Société tout entière, marâtre pour les parias de la production, qu'elle ne sait ni soutenir, ni défendre ». Et il n’hésite pas à culpabiliser le « camarade de travail valide qui ne sait point soutenir ceux qui hier, luttaient à [ses] côtés, et que l'adversité a jetés, brisés, véritables loques humaines, à la porte du chantier ou de l'usine ».
On connaît mieux le parcours des deux successeurs d’Henri Christine, présents eux aussi dès les origines du mouvement. En 1923, la direction de la fédération est d’abord confiée à Rémy Raffin-Callot. Mineur dans l’Isère, il avait perdu l’usage de ses jambes en 1907, après un grave accident de travail et s’était alors mis au service du syndicat. En 1923, celui qu’on surnomme « le Barbu » contribue au lancement du journal de la FNMT, Le Mutilé du travail, qui tirera à 100 000 exemplaires en 1930. En 1925, le stéphanois Baptiste Marcet devient président de la fédération. Ouvrier maréchal-ferrant blessé au bas ventre par un cheval en 1908, il était devenu secrétaire de la bourse du travail de Saint-Étienne où il contribua au développement d’un dispensaire. Le « père Marcet » incarnera le combat des mutilés du travail durant quatre décennies, jusqu’à son décès, devenant sa figure la plus connue.
Tout au long de l’entre-deux-guerres, les mutilés du travail se mobilisent pour la reconnaissance de leurs droits et l’augmentation des pensions. La comparaison avec les anciens soldats de la Grande Guerre est récurrente dans leur discours. Ainsi, en 1922, la résolution du congrès de la FNMT, reproduite dans L’Humanité, affirme :
« Considérant qu'entre mutilés du travail et mutilés de guerre il ne peut y avoir de différence, que ce soit sur le front de guerre ou sur le front économique, c'est toujours au service du capitalisme que les camarades sont frappés.
[Les délégués] réclament pour les mutilés du travail les mêmes avantages que ceux accordés aux mutilés de guerre. »
L’accueil n’est pas nécessairement hostile du côté des associations d’anciens combattants, à l’image du Bulletin de l'Association générale des mutilés de la guerre qui, en 1923 apporte son soutien aux revendications de la FNMT :
« À côté des mutilés de la guerre, et guidés en quelque sorte par les résultats obtenus par la cohésion de nos camarades, les mutilés du travail, qui, avant la guerre, pendant la tourmente et depuis, ont été et sont victimes des forces aveugles de l'industrie moderne, ont senti la nécessité de se grouper et cette année ils avaient organisé, à Limoges, leur troisième Congrès annuel, les 17 et 18 août derniers. Les mutilés de la guerre ont tenu à leur porter l'assurance de leur sympathie et de leur solidarité.
L'A.G.M.G. y avait délégué notre camarade Camille Planche, administrateur de l'Association. Celui-ci indiqua aux Congressistes que nous avons demandé à l'Office National l'accession des Mutilés du travail aux écoles de rééducation et il fut vivement applaudi. »
De leur côté, les actions de la FNMT s’inspirent des anciens combattants et notamment des « gueules cassées ». À l’occasion des congrès nationaux et locaux, lors de meetings ou de rassemblements, la fédération cherche à donner un maximum de visibilité aux victimes du travail, qui n’hésitent pas à afficher leurs stigmates, leurs prothèses ou leurs béquilles. Images fortes et saisissantes, reproduites dans la presse. Ainsi en 1929, Le Petit Troyen présente la photographie de « quelques grands invalides et mutilés du travail », sous un article signé d’un militant qui proclame :
« Victimes du Travail, il faut rejoindre la seule organisation qui est capable de défendre vos intérêts, car, chez elle, pas de politique, pas de tendances, pas de partis, rien que des mutilés ou victimes du travail. »
Le même journal montre encore, en juillet 1937, une photographie prise à l’occasion de l’assemblée générale des mutilés de l’Aube.
Les cortèges de la FNMT font également forte impression, là encore par la présence des mutilés eux-mêmes mais aussi par leurs pancartes qui soulignent la faiblesse des pensions et les iniquités qu’ils subissent, au regard de leur handicap. Ainsi, en octobre 1923, Le Populaire rend compte d’un rassemblement à la Bourse de Lyon :
« Émouvant auditoire où les visages martyrisés, les attitudes mutilées, évoquaient les drames implacables de la machine, la vie tragique, héroïque des hommes à la peine, proclamaient la détresse des « riblons humains » de l'usine et, surtout, la détermination d'obtenir le droit de ne pas mourir de faim. »
Meeting et réunions suivis d’une manifestation :
« Alors le cortège se forme, défilé lent et grave qui, par cette rue endimanchée, s'impose comme un reproche silencieux. Les tricycles des sans-jambes ouvrent la marche ; certains portent l'écriteau dérisoire : Cul-de-jatte à 900 francs. Plus loin on lit : Unijambiste à 300 francs ; borgne à 90 francs ; aveugle à 1.000 francs ; une main amputée à 0 fr. 45 par jour ; enfin, ce cri noir sur blanc : Les mutilés agricoles : rien. »
L’action de la Fédération des mutilés du travail se prolongera bien au-delà des années 1930. Pour approfondir cette histoire, et notamment ses développements après 1945 et jusqu’à nos jours, on pourra se reporter à l’article que lui a consacré Damien de Blic, disponible en ligne et en libre accès sur Cairn.
Paul Boulland
Ingénieur de recherche CNRS (Centre d'Histoire sociale du XXe siècle, UMR 8058). Co-directeur du Maitron.
Article réalisé en collaboration avec le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social.
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