Bonne feuille

Le meurtre du « Petit Gignoux » : symbole sanglant des divisions politiques des années 1930

le 04/11/2021 par Gilles Vergnon
le 21/09/2018 par Gilles Vergnon - modifié le 04/11/2021
Les enfants accusés d'avoir lapidé Paul Gignoux, 8 ans, interrogés au commissariat de police, L'Ouest-Éclair, 28 avril 1937 - source : RetroNews-BnF
Les enfants accusés d'avoir lapidé Paul Gignoux, 8 ans, interrogés au commissariat de police, L'Ouest-Éclair, 28 avril 1937 - source : RetroNews-BnF

En 1937, une bataille d’enfants à l’issue tragique entre fils d’ouvriers et un garçon issu de la petite bourgeoisie de droite tourne, dans la presse, à un pur affrontement politique et social.

Gilles Vergnon est maître de conférences habilité en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Lyon. Il vient de faire paraître aux PUF une étude sur le traitement médiatique d’un tragique fait divers survenu dans un quartier populaire lyonnais à la fin des années 1930 : Un enfant est lynché – L’Affaire Gignoux, 1937.

Celui-ci, une simple bagarre entre enfants du même âge se clôturant par la triste mort du « petit Gignoux », 8 ans, fut immédiatement récupéré par la presse de droite comme une prétendue preuve du caractère violent des fils de « Rouges », et partant, de la violence plus générale induite par la « lutte des classes » prônée par le Front populaire au pouvoir.

RetroNews remercie l’auteur et les Presses universitaires de France de nous laisser publier un extrait de cette fantastique somme de recherches, illustration des divisions politiques irréconciliables de la France – et de l’Europe – d’alors.

Le 24 avril, vers 18 h 40, Paul [Gignoux] prend sa bicyclette pour terminer la vente des billets de tombola pour la kermesse de l’enseignement libre. Selon le récit familial, il parcourt depuis le début de la semaine les rues du quartier « où chacun le connaissait et le regardait avec amusement ». Lapidé rue Hénon par un groupe d’enfants, il trouve la force de rentrer au domicile familial, rue Chazière, où il s’effondre.

Il se plaint que « des gamins... les méchants, les vilains », lui ont lancé de « gros cailloux » avant de vomir et de perdre connaissance.

Son père s’enquiert rapidement d’un médecin du quartier, le docteur Joseph Branche, 165, boulevard de la Croix-Rousse, le médecin de famille étant alors indisponible. Celui-ci, après quelques vaines tentatives pour le sauver (deux piqûres dans la région du cœur), constate le décès vers 19 h 40. Son examen décèle une molaire inférieure brisée, remise en place pour l’autopsie, de multiples traumatismes aux jambes et un état général (coma profond, pupilles dilatées, respiration lente, pouls rapide) qui lui font conclure au décès par « syndrome cérébral traumatique très grave », accompagné des « signes terminaux d’œdème pulmonaire ». […]

Très vite, la presse évoque l’existence d’injures à caractères politiques ou met en rapport l’affaire avec le contexte politique d’ensemble. Jean Reymond, le directeur du groupe scolaire Jean-de-La-Fontaine, interrogé le 27 avril dans Le Progrès, évoque des tensions politiques qui auraient affecté jusqu’aux enfants de l’école :

« Nous avons ici un quartier difficile. Nous sommes chargés d’une population ouvrière très travaillée par la propagande politique.

En juillet dernier, c’était la guerre des insignes et des drapeaux. Nous avons, nous instituteurs laïques, à intervenir énergiquement pour que les enfants ne viennent pas en classe avec un morceau de laine rouge à la boutonnière. […]

Nous ne pouvons cacher que les parents ont dans cette affaire une grave responsabilité. Ils ne surveillent pas leurs enfants, sous prétexte qu’ils ont une famille nombreuse, et c’est le cas de la plupart. » […]

Mêmes informations, à l’évidence de même source (une « fuite » de l’instruction, dirait-on aujourd’hui) dans les colonnes de L’Écho de Paris selon lequel « certains enfants ont reconnu [...] qu’ils entendaient fréquemment menacer les fascistes et que le petit Gignoux était pour eux bien un fasciste ». L’« envoyé spécial à Lyon » du Journal va plus loin en « citant » un dialogue probablement reconstitué par le journaliste :

« Tu as entendu dire par ton père que le petit Gignoux était un fasciste ?

– Bien sûr, mon père est communiste.

– Mais qu’est-ce qu’un fasciste ?

– C’est un ennemi. » […]

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Ondes de choc

 

La « tragédie de la Croix-Rousse » est abondamment couverte par la presse quotidienne française, nationale comme régionale, avec quelques extensions dans la presse helvétique ou belge de langue française. […] Nettement dominée par les titres hostiles au Front populaire (Le Petit Parisien, Le Journal, Le Matin, L’Intransigeant, etc.), la presse quotidienne nationale est aussi, depuis la fin du XIXe siècle, vertébrée par la « culture du fait divers » qui met à la une, images à l’appui, le récit coloré de l’agression ou du crime. Ces deux facteurs concourent pour faire de la mort tragique de Paul Gignoux un « bon sujet » de presse. […]

L’Action française met en cause « l’atroce lutte des classes prêchée par le juif Karl Marx et chère à son disciple et juif Léon Blum » : « Cette lutte atroce avait jusqu’à présent épargné les enfants. La dictature du Front populaire, avec sa haine contre un prétendu “fascisme” devait nous faire voir pareille ignominie. » Le quotidien monarchiste reproduit à l’appui de sa thèse les propos tenus par le directeur du groupe scolaire du quartier au Progrès : un « quartier difficile » avec « une population ouvrière très travaillée par la propagande politique ».

Léon Daudet, co-directeur de l'Action française, au Palais de Justice, Agence Rol, 1923 - source : Gallica-BnF
Léon Daudet, co-directeur de l'Action française, au Palais de Justice, Agence Rol, 1923 - source : Gallica-BnF

Pourtant, le lendemain, l’éditorial de Léon Daudet, écrit en tant que « père de famille », prend un autre ton. Il est vrai que la mort violente d’un enfant peut lui rappeler un terrible souvenir : le suicide à quatorze ans de son fils Philippe en 1923. Rappelant son attachement au christianisme « incomparable et irremplaçable », le redoutable polémiste suppose que les enfants meurtriers « n’avaient certainement reçu aucune formation religieuse », la faute à « l’école sans Dieu » qui ne tient « aucun compte de la vie spirituelle ». […]

L’hebdomadaire Je suis partout, qui ne consacre à l’affaire qu’un paragraphe de sa chronique sur « Le jeu des hommes et des partis », ne dit pas autre chose. Le meurtre de Paul Gignoux n’est jamais que l’inévitable sous-produit du « régime de la peur », qui produit aussi les « épouvantables magistrats » qui innocentent à Soissons les agresseurs d’Édouard Formisyn, dont l’affaire est aussi évoquée dans l’article :

« Nous avons dit et redit que nous vivions sous le régime de la peur. Il n’y a plus de gouvernement. Les gosses eux-mêmes s’entre-tuent dans la rue. Les passants ne disent rien. Les agents de police n’interviennent pas. Ils haussent les épaules. » […]

Également proche de la mouvance ligueuse, L’Écho de Paris tranche dès le 26 avril en faveur d’une interprétation unilatéralement politique de l’affaire : « Parce que son père était fasciste, un enfant de neuf ans est lapidé à mort à Lyon, par des camarades de son âge. » C’est également le cas dans L’Ouest-Éclair, premier quotidien régional de France, dont la une du 26 avril assène : « À Lyon, des gosses lapident un enfant qui n’avait pas leurs opinions politiques ». Mais le quotidien catholique breton, s’il couvre largement les faits (dix articles ou entrefilets du 26 avril au 22 mai), reste par la suite dans un registre informatif, sans publier de commentaires.

Ce n’est pas le cas de L’Écho de Paris dont le rédacteur en chef, Henri de Kérillis, grande figure des « nationaux », réitère le 28 avril l’argument (« Parce que son papa était un bourgeois et accusé d’être un fasciste, ils l’ont tué ! ») et met en cause « les gosses des rouges » :

« Voilà où ils en sont les pauvres enfants, chez lesquels depuis un an on a cultivé la haine de classe, qui n’ont entendu parler à leur foyer et à l’école que de guerre civile, de révolution et de sang !

Nous ne croyions pas – faut‐il l’avouer ? – que les ravages de l’abominable propagande répandue sans cesse dans les masses populaires étaient si grands. Nous ne pensions pas, quand nous lisions les détails horrifiants de l’abominable tragédie espagnole, que la contagion avait déjà fait son œuvre dans notre pays. Nous n’admettions pas qu’il fût possible qu’en France, un petit garçon soit assassiné par d’autres petits garçons, à cause de la politique. » […]

Du côté du Front Populaire…

 

Sur l’autre rive, les formations du Front populaire et leur presse sont incontestablement sur la défensive. Ce soir, quotidien vespéral du parti communiste, évoque d’abord « un drame particulièrement tragique, inexplicable jusqu’à présent ». L’article, dicté par téléphone le 25 avril « de notre correspondant particulier à Lyon », décrit sommairement les faits, attribue le décès à une « fracture du crâne », signalant qu’« aucune personne n’a vu l’enfant aux prises soit avec des individus louches, soit avec d’autres garçonnets ».

L’Humanité du même jour évoque aussi une « querelle de gosses à l’issue tragique » provoquée par des « garnements ». Mais elle s’en prend aux « journaux réactionnaires et fascistes [...] osant écrire qu’il s’agit d’un attentat politique, version aussi fantaisiste qu’odieuse » : « À cet âge, on pense plutôt à jouer aux billes ou à aller sonner aux portes des voisins qu’à faire de la politique, nous semble-t-il. »

Le Populaire, quotidien de la SFIO, déplore à l’identique un « drame particulièrement navrant » produit d’une « bagarre » déclenchée par des « garnements [...] qui traitèrent la victime de fille en culotte », avant de la « frapper brutalement » avec de « gros cailloux ».

Dès le lendemain, le ton change, les deux journaux défendant la thèse d’un « choc émotionnel » dissociant la mort de l’enfant des coups reçus. Pour Le Populaire, qui s’en prend à « la presse fasciste », « on essaie de monter un drame social là où il n’y a eu qu’une bataille de gosses ». S’appuyant sur des indications de « la Sûreté », le quotidien socialiste parle cette fois d’un « échange de cailloux » auquel prit part la victime traitée de « fille » puis giflée par « une fillette ». Le décès, comme vient de le révéler l’autopsie, serait le produit d’un « choc émotionnel [...] tout à fait exceptionnel chez un enfant de cet âge ».

Sans reprendre la thèse de la « bagarre », L’Humanité défend des conclusions analogues, s’appuyant sur les déclarations initiales des médecins légistes. Cette position devenue indéfendable après la publication d’une lettre du docteur Branche au Progrès, ils s’abstiennent de tout nouveau commentaire sur l’affaire, à l’exception d’un article de L’Humanité validant la thèse de l’hématome provoqué par les jets de pierres, tout en persistant à couper l’agression de toute dimension politique : tout serait parti de l’apostrophe d’une « fillette turbulente d’une dizaine d’années » traitant la future victime de « fille » du fait de ses cheveux longs.

Vu au miroir de la presse, le traitement de l’affaire confirme ce que nous savons de la France des années 1930, où une ligne de fracture apparemment insurmontable sépare deux camps qui ne se reconnaissent réciproquement aucune légitimité. Mais l’on ne peut s’arrêter à ce constat.

D’abord parce que, dans cette histoire, l’un des deux camps est placé sur la défensive entre gêne évidente et minimisation des choses. À l’inverse, leurs adversaires de droite voient dans la mort tragique d’un enfant la confirmation de l’ensemble de leurs préjugés. À ce titre, ce qui s’est passé à la Croix-Rousse et l’écho considérable que lui apporte une presse très lue et commentée contribuent sans doute au retournement des rapports de force en défaveur du Front populaire.

Un enfant est lynché, l’Affaire Gignoux, 1937, de Gilles Vergnon est publié aux Presses universitaires de France.