Le scandale de l’« Olympia » de Manet
En 1865, le Salon de peintures et de sculptures expose une nouvelle toile d’Édouard Manet. Peinte dans un style réaliste, Olympia déchaîne tant de critiques et de sarcasmes que le tableau sera déplacé.
La foule se presse en ce mois de mai 1865 dans le Palais de l’Industrie pour admirer les œuvres exposées au Salon. Vaches au pâturage de Meuron, Une rue du Caire de Mouchot, Suite du Jeu de Meissonnier … mais c’est surtout dans la salle 11 que l’on s’agglutine pour découvrir l’Olympia d’Édouard Manet.
C’est une toile de 130,5 cm sur 191 cm représentant une femme nue, allongée sur son lit, une servante noire derrière elle, un chat noir à ses pieds. Contrairement à la tradition, cette nudité qui s’expose n’a pas d’alibi mythologique (comme La Vénus d’Urbin de Titien, dont Manet s’est inspiré) car Manet a peint une demi-mondaine dont on remarque – en plus – qu’elle a les pieds sales.
Ce n’est pas non plus une nudité volée au bain, effrayée et rougissante car, étendue face à ses spectateurs, Olympia les fixe d’un regard sérieux. Dans le livret de l’exposition, Olympia est accompagnée de quelques vers se terminant ainsi : « L’auguste jeune fille en qui la flamme veille… »
La critique parisienne est impitoyable et si l’on se presse devant ce tableau, ce n’est pas pour l’admirer ; mais pour en rire.
Les journaux satiriques comme Le Tintamarre (« M. Manet ne nous en voudra donc pas si nous avons ri comme des bossus devant son “Olympia” ») ou Le Journal amusant s’en donnent à cœur joie :
« “Ce laidron Olimpie !
Pour la peindre – l'impie !
De fromage à la pie,
Certes, dut faire l’achat !
Ah ! ah ! ah ! ah !”
On tombe en pâmoison de gaieté devant une Olympia de M. Manet.
— La Muse de la jaunisse, dit un passant.
Il a trouvé la définition, ce passant-là. »
Aux rires du public se mêlent les expressions de dégoût des critiques d’art. Ce qui choque en premier lieu les amateurs de peinture est qu’Olympia est bien loin de ces jeunes filles rosissantes au teint de pêche que les peintres en vogue s’appliquent à exécuter. Manet a utilisé des teintes froides, qui mettent en lumière les détails réalistes de son modèle.
Pour Le Siècle, ce n’est ni plus ni moins qu’une Vénus de morgue :
« Dans le livret c'est Olympia, dans la réalité c'est une femme qui a dû passer au moins deux jours sur une dalle de la Morgue. Son ventre commence à verdir ; elle entre en pleine putréfaction.
Ajoutons que cette femme qui ressemble si fort à une noyée a les mains et les pieds sales. Quand on ôte sa chemise devant le public, encore faudrait-il avoir la précaution de prendre un bain auparavant.
Cette Vénus retour de la Morgue est le suprême effort, le dernier mot de l'école dite réaliste. »
D’ailleurs, pour La Presse, le public devant Olympia ressemble à celui qui fréquente la morgue, où l’on expose régulièrement les cadavres non identifiés.
Le journaliste en appelle à Dante et Virgile pour exprimer son mépris du tableau.
« La foule se presse, comme à la Morgue, devant l’Olympia faisandée et l'horrible Ecce homo de M. Manet. L'art descendu si bas ne mérite même plus qu'on le blâme.
“Ne parlons pas d'eux, regarde et passe” dit Virgile à Dante en traversant un des bas-fonds de l'Enfer.
Mais les caricatures de M. Manet reviendraient plutôt à l'Enfer de Scarron qu'à celui du Dante. »
De plus il semblerait bien que ce Monsieur Manet ne sache pas dessiner. Si le journaliste du Temps reconnaît quelques qualités dans « le ton des linges, dans les contrastes du drap, du cachemire et des fleurs », il est en revanche totalement accablé par le reste du tableau :
« La construction baroque de “l’auguste jeune fille”, sa main, en forme de crapaud, causent l’hilarité et, chez quelques uns, le fou-rire.
En ce cas particulier, le comique résulte de la prétention hautement affichée de produire une œuvre noble (“l’auguste jeune fille”, dit le livret) prétention déjouée par l’impuissance absolue de l’exécution […]
Dans cette Olympia, tout ce qui est dessin est donc irrémissiblement condamné. »
Cependant, en s’appliquant, ce jeune homme pourrait arriver à quelque chose, croit deviner Le Petit Journal.
« Paix à M. Manet. Le ridicule a fait justice de ses tableaux. On m'assure que ce jeune homme est entouré d'amis et de conseillers qui lui défendent de peindre.
À peine a-t-il établi une couche de peinture sur sa toile, on lui saisit le bras : Arrêtez ! lui dit-on ; un trait de plus et vous gâtez votre chef-d'œuvre. Bien ou mal conseillé, il fait mauvais et même atroce ; mais sa peinture qui fait hurler la critique et le public à l'unisson n'est pas d'un homme sans tempérament.
M. Manet, je crois, est de ceux qui pourront peindre. Dans ses plus déplorables ouvrages, on devine des facultés qui manquent à plus d'un lauréat de l’Académie. »
On s’indigne ou l’on rit donc beaucoup devant ce tableau. Mais quelle mouche a donc piqué le jury du Salon pour sélectionner une telle toile ? Le Journal des débats politiques et littéraires y voit une fonction pédagogique.
« Quant aux deux toiles qu'a envoyées M. Manet, elles sont inqualifiables. Il aurait été très fâcheux qu'on les refusât. Un exemple était nécessaire. Le jury les a admises. C'est bien fait. »
Cependant, parce que « la vue du laid paralyse le sens admiratif », il faudrait au moins classer les tableaux selon le bon goût et ne pas laisser le public être indisposé dans une salle « encombrée par des croûtes », croit savoir Le Petit Journal.
« Je ne demande pas qu’on expulse M. Manet, ni les vénérables exempts qui lui font concurrence. Le mieux est, selon moi, d'exposer tout le monde (car il y a place pour tous au soleil), mais de classer à part les œuvres qui fatiguent ou dégoûtent le spectateur, et l'empêchent d'admirer les autres. […]
Combien d'œuvres remarquables par elles-mêmes ont été presque tuées par le voisinage d'un mauvais tableau ! »
Devant cette levée de boucliers, les organisateurs du Salon décident de déplacer Olympia ainsi que le portrait du théoricien révolutionnaire Proudhon, par Gustave Courbet.
« Qui ne s’est arrêté, qui ne s’est tordu dans les éclats d’une hilarité convulsive devant ces deux toiles foraines, que l’administration, après leur avoir infligé une place à la portée de tous les yeux, a fini par accrocher au-dessus de deux portes, dans un lointain pudique, inaccessible aux regards ?
Il eut été plus simple de les laisser derrière la porte : les risées qu’elles soulèvent sont humiliantes pour la dignité de l’art et de l’Exposition. »
Si Édouard Manet s’attendait à un scandale (son Déjeuner sur l’herbe en avait déjà provoqué un deux ans plus tôt), il n’en imaginait pas l’ampleur. Il peut quand même compter sur le soutien de Charles Baudelaire (« Exposez ce tableau : il vaudra la Vénus du Titien ») et par Émile Zola. L’écrivain, qui le soutient pendant l’épreuve, écrira quinze ans plus tard :
« Il faudrait écrire l'histoire de notre école de peinture pendant ces vingt dernières années pour montrer le rôle tout-puissant que Manet y a joué.
Il a été l'un des instigateurs les plus énergiques de la peinture claire étudiée sur nature, prise dans le plein jour du milieu contemporain, qui peu à peu a tiré nos salons de leur noire cuisine au bitume et les a égayés d'un coup de vrai soleil. »
En 1890, une souscription est lancée pour que l’Olympia entre au Louvre. Cette proposition est d’abord rejetée et c’est le musée du Luxembourg qui l’accueille jusqu’en 1907. Il sera ensuite attribué au musée du Louvre jusqu’en 1947 et à la galerie du Jeu de Paume jusqu’en 1986.
On peut aujourd’hui vérifier les piètres qualités de dessin de M. Manet au Musée d’Orsay…