1903-1904 : la tragique invasion britannique du Tibet
Fin 1903, l'Armée des Indes britanniques envoie une expédition militaire au Tibet pour y imposer l'influence anglaise. Les Tibétains, armés de mousquets, seront balayés.
En ce début du XXe siècle, les Britanniques occupent toutes les régions de l'Himalaya, sauf une : le Tibet. Officiellement sous contrôle chinois, ce pays reculé est quasi-indépendant dans les faits.
À l'époque, Russes et Britanniques se mènent dans la région une féroce guerre d'influence : le « Grand Jeu ». Or le Tibet, situé entre les Indes britanniques et les vastes zones d'Asie centrale contrôlées par les Russes, n'est pas sans intérêt stratégique. Ayant eu vent d'un supposé traité russo-chinois secret concernant le Tibet, Lord Curzon, gouverneur général des Indes, décide en 1903 l'envoi d'une expédition pour faire respecter un traité commercial signé en 1893 avec la Chine (sans que les Tibétains aient été consultés).
Francis Younghusband, vétéran du Grand Jeu, et le colonel MacDonald, plus inexpérimenté, sont choisis pour mener cette mission, le but sous-jacent étant de prendre les devants sur les Russes.
En décembre 1903, une armée britannique composée de soldats indiens bien entraînés et pourvue de deux mitrailleuses et d'une artillerie lourde part donc depuis le Sikkim. Avec elle, des reporters du Times, du Daily Mail et de l'agence Reuters, qui vont faire un récit précis de l'équipée.
En France, Le Siècle émet d'emblée des doutes sur les intentions pacifiques de l'expédition :
« Les dépêches de Londres assurent qu'elle demeurera très pacifique ; que le colonel Younghusband et le colonel Macdonald vont seulement se promener jusqu'à Gyantzé, ville située à peu près à mi-chemin entre la frontière indienne et Lhassa, capitale du Thibet, résidence du Dalaï Lama ; qu'ils reviendront ensuite, sans doute après avoir conclu quelque avantageux traité avec les envoyés du gouvernement thibétain.
Mais, si décidé qu'on soit à ne se livrer à aucun acte d'hostilité, on peut tout de même y être assez aisément entraîné quand on se trouve à la tête de quelque 3 000 hommes, dont 2 800 de troupes indiennes et de plusieurs mitrailleuses. »
Après le passage difficile des premiers cols, à plus de 4 000 m d'altitude et en plein hiver, les soldats pénètrent au Tibet. Le 31 mars 1904, ils se retrouvent face à leur premier véritable obstacle. Les Tibétains, qui ont déjà envoyé plusieurs émissaires pour tenter de convaincre les Anglais de rebrousser chemin, ont regroupé une armée de 1 500 hommes à l'entrée du village de Guru. Ils entendent faire barrage aux intrus.
Inexpérimentés, les soldats tibétains portent un talisman frappé du sceau du dalaï-lama censé les protéger des balles et sont armés d'épées et de mousquets vétustes. Face à l'armée la plus moderne du monde, ils n'ont aucune chance. De son côté, Younghusband veut éviter toute effusion de sang, mais il a ordre de poursuivre en utilisant la force si nécessaire. Ce sera un massacre.
Le 2 avril, Le Petit Parisien, traduisant un article du Times, donne des détails sur le chaos qui s'ensuit :
« Après un quart d'heure de pourparlers, le colonel Younghusband refusa définitivement de retourner sur ses pas et annonça l'intention de continuer sa route sur Gourou. Une scène assez vive s'ensuivit. Les Thibétains retournèrent au galop dans leurs retranchements. Les Anglais firent tous leurs efforts pour leur faire évacuer leurs retranchements sans avoir recours à la force mais, étant donnés l'attitude et le langage des Thibétains, on reconnut la nécessité de les désarmer [...].
Au moment où on tentait de les désarmer, plusieurs hommes déchargèrent leurs fusils à mèche, à bout portant, sur les soldats qui les gardaient et les attaquèrent ensuite avec leurs épées [...]. À coups de revolver et de baïonnette, puis à coups de fusil, les Thibétains furent repoussés et s'enfuirent, non sans avoir infligé quelques pertes aux Anglais [...].
Toute cette affaire a été provoquée entièrement par les Thibétains ; les officiers et les troupes anglaises ont montré toute la longanimité et la patience possibles. Nos pertes sont de 11 ou 12 hommes ; celles des Thibétains sont évaluées à 400 ou 500 hommes. »
Les Anglais ayant fait feu avec leurs mitrailleuses Maxim, le combat n'a duré que quelques minutes. Les Tibétains survivants quittent le champ de bataille, mais sans courir, en marchant, la tête basse. Tous les témoins anglais raconteront plus tard avec horreur ce spectacle d'une armée médiévale écrasée par la puissance de feu du XXe siècle. « Affaire effroyable, atroce », écrira Younghusband.
Les Britanniques s'efforcent aussitôt de soigner leurs blessés, mais aussi ceux, beaucoup plus nombreux, de l'adversaire. Puis la mission se poursuit jusqu'à Gyantsé, 100 km plus au nord. Des combats ont encore lieu, notamment à Karo, où se déroule la plus haute bataille jamais menée par les Britanniques. À chaque fois, les soldats tibétains (qui ne sont souvent que des paysans enrôlés par des lamas pour repousser l'invasion) sont rapidement vaincus.
Le 22 mai, La République française commente :
« Ces pauvres montagnards se font mitrailler pour l’indépendance de leur triste patrie, telle qu'elle est. Il va falloir envoyer des renforts, afin d’en finir avant le retour de la mauvaise saison.
L’Angleterre va donc être obligée de conquérir à grands frais un pays sans valeur, à peine peuplé, où il n'y a rien à prendre et rien à faire. Réuni aux possessions déjà trop vastes de l'Inde, le Thibet risque de devenir un foyer de fanatisme bouddhique et de causer aux Anglais plus d’embarras que s’il fût resté exposé aux “intrigues russes”. Voilà le fruit de la grande idée de lord Curzon. »
Le 1er août 1904, les Britanniques prennent la capitale Lhassa sans rencontrer de résistance. Le 13e dalaï-lama, Thubten Gyatso, est contraint de fuir en Mongolie, puis en Chine.
Les officiels tibétains restants sont contraints de signer une convention entre la Grande-Bretagne et le Tibet. Au Royaume-Uni, l'épisode est sévèrement critiqué, les guerres coloniales y étant devenues très impopulaires.
L'expédition de 1903-1904 marquera le début de l'influence prépondérante des Britanniques dans la région. Elle se poursuivra jusqu'en 1950, date de l'intervention militaire chinoise au Tibet.