L’invention médiatique de la « pollution »
Le langage moderne au sujet des pollutions apparaît dans la presse française au cours des années 1860. Dès lors, la couverture médiatique des rejets industriels dans la nature ne fera que s’affirmer, jusqu’à aujourd’hui.
La pollution peut être définie au sens large comme la dégradation d’un milieu par l’introduction de substances ou de radiations, entraînant une perturbation plus ou moins importante de l’écosystème. Cette définition moderne du mot pollution n’apparaît toutefois qu’à la fin du XIXe siècle, les sociétés anciennes privilégiant quant à elles les notions de nuisance, de corruption ou d’insalubrité pour décrire le rejet de déchets ou matières dangereuses dans les milieux.
Devenue aujourd’hui une obsession quotidienne et mondiale, à l’heure des smogs aux particules fines qui affectent les grandes métropoles et des contaminations de tous les milieux physiques de la planète par l’action humaine, la question des pollutions a pourtant mis du temps à émerger et les significations du mot ont beaucoup changé au fil du temps. Avant l’ère des pollutions globales, les sociétés anciennes privilégiaient d’autres notions pour désigner les déchets et substances nocives rejetées dans un milieu. Si le phénomène inquiétait également, il restait plus restreint, limité et localisé. Les nuisances et produits insalubres étaient des catégories juridiques décrivant des processus sociaux comme l’atteinte à la propriété.
Le langage moderne des pollutions ne commence réellement à apparaître qu’après 1860 ; il relève des sciences physiques et bio-chimiques et de l’expertise scientifique. Ce glissement d’un jugement de droit à l’expertise est fondamental pour comprendre l’évolution de la question des pollutions et leur prise en charge par les sociétés contemporaines.
L’histoire du mot pollution, ses occurrences et sa circulation dans la presse et dans l’espace public éclairent les dynamiques environnementales contemporaines et leur naissance. Le graphique ci-dessous montre clairement l’accroissement important de ses usages depuis deux siècles. Il révèle aussi l’existence de plusieurs phases dans la présence médiatique du mot avant les années 1950, qui voient sa généralisation et sa diffusion de plus en plus massive : avant 1860 le terme pollution reste d’un usage très limité et rare avec une signification essentiellement morale, entre 1860 et 1914 son emploi commence à circuler dans la presse en lien avec la montée des préoccupations environnementales et hygiénistes ; les usages augmentent ensuite fortement durant l’entre-deux-guerres même si son emploi reflue pendant les périodes de guerres, lorsque la presse est envahie par d’autres préoccupations et urgences.
Le déclin des anciennes significations morales avant 1860
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la pollution est avant tout comprise dans un sens religieux et moral ; étymologiquement, le terme dérive des mots latins pollutio et polluere, qui désignent une « souillure » et le fait de « souiller », au figuré et au sens religieux de profanation. Dans son étude classique De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, publié initialement en 1971 au moment où le mot pollution était devenu d’un usage fréquent, l’anthropologue Mary Douglas reprenait le sens ancien du terme synonyme de désordre et de souillure, permettant de comprendre l’ordre social en étudiant les systèmes symboliques et classificatoire des sociétés. Cette définition générale identifiant la pollution à l’impur était fréquente avant le XIXe siècle, les dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles en gardent la trace et définissent d’ailleurs la pollution comme la « profanation d’un temple » ou comme l’« ordure qui se commet sur son propre corps par quelque attouchement impudique ».
Synonyme « d’ordure », de souillure, la pollution est alors d’un usage exceptionnel et exclusivement réservée pour décrire l’émission de substances perçue comme impures, comme le sperme. Comme le montre le graphique, les occurrences du mot sont rares avant 1870-1880. La pollution fait alors principalement référence soit aux « pollutions nocturnes » et à des problèmes de santé et d’hygiène, soit à des pratiques sexuelles jugées impudiques, voire criminelles.
Avant les années 1860, on trouve rarement le mot dans la presse, sinon pour évoquer les « pollutions nocturnes », c’est-à-dire l’émission de substances qui peut se produire durant la nuit sans aucune stimulation volontaire. Le journal quotidien libéral Le Constitutionnel du 22 septembre 1849 publie ainsi une annonce pour un traitement visant à soigner ce type de problème.
Le mot peut également être utilisé à l’occasion de faits divers et d’actes criminels. En février 1848, Le Siècle rend compte d’un procès contre un individu accusé du viol et du meurtre d’une jeune fille, le président du tribunal évoque la chemise de l’accusé « qui portait des traces de pollutions qui ne peuvent s’expliquer que par le contact avec la victime ».
Outre-Manche en revanche, où l’industrialisation et ses rejets toxiques dans les eaux et dans l’air deviennent plus tôt des phénomènes de grande ampleur, le sens moderne du mot semble apparaître plus tôt, dès le tournant des années 1800. En 1804, par exemple, « the pollution of the stream » (du courant d’une rivière) provenant d’installations de tanneurs est explicitement mentionnée dans un procès en Ecosse. En 1832, pour la première fois semble-t-il, le terme « pollution » est employé dans les tribunaux aux États-Unis pour décrire la situation des cours d’eau.
À partir des années 1850-1860, alors que la contamination des rivières ne peut plus être ignorée, une Royal Commission on River Pollution est créée en Grande-Bretagne pour étudier l’ampleur du phénomène. L’écho de ce type d’enquêtes contribue largement à diffuser le mot dans la presse française, et plus largement sur le continent européen.
L’invention des pollutions modernes (1860-1918)
Si la signification moderne du mot pollution comme altération d’un milieu naturel par une action humaine met deux siècles à émerger puis à se diffuser largement, on trouve les premières occurrences de ces significations modernes dans la presse française à partir des années 1860-1870. Alors que l’hygiène publique s’affirme de plus en plus comme une prérogative de l’État et commence à se transformer en science sanitaire, les autorités et la presse se préoccupent de plus en plus de santé publique.
Un décret de la jeune République française de 1884 confie ainsi au Comité consultatif d’hygiène publique, créé en 1872, le soin d’étudier le régime des eaux urbaines ; un laboratoire lui est adjoint en 1889. L’organisme doit surveiller la qualité des eaux afin de limiter les épidémies comme le paludisme, la fièvre typhoïde ou le choléra.
C’est dans ce contexte que la nouvelle science s’empare du mot pollution pour décrire la contamination d’un milieu physique, à l’origine de maladies et de diverses pathologies. Une des premières occurrences du mot dans la presse française se trouve dans le journal Le Siècle du 15 septembre 1865, sous la plume de Victor Borie, un ancien proche de George Sand devenu spécialiste de questions agricoles. Le Siècle est alors l’un des journaux français les plus diffusés, de tendance plutôt anticléricale et s’adressant à un public bourgeois et libéral.
Dans sa chronique agricole, Borie décrit la nouvelle loi britannique sur les égouts et précise à cette occasion que les autorités auront « le droit d’intenter toutes poursuites judiciaires pour empêcher la “pollution des cours d’eau”, soit dans le district soit en amont » (p. 3). Il est significatif que le mot soit placé entre guillemets, comme la traduction de l’expression utilisée outre-Manche.
Après 1870, l’emploi du terme dans son sens moderne s’étend et devient de plus en plus fréquent, signe de son intégration dans l’imaginaire scientifique de l’hygiénisme. Dans un article consacré à la « santé publique » publié dans le journal La France le 23 juin 1873, le docteur Émile Decaisne s’interroge ainsi sur les origines des phénomènes de contagion :
« On s’est demandé pendant longtemps si la fièvre typhoïde pouvait naître spontanément ou bien si elle tient uniquement à une pollution de l’atmosphère, ou du sol, ou des eaux potables.
C’est cette dernière opinion qui semble prévaloir aujourd’hui et l’on est porté à croire que l’eau est le principal véhicule de la maladie. »
En une génération, le mot a profondément changé de signification et est de plus en plus pris en charge par l’expertise médicale et chimique.
Les mentions se multiplient alors dans des périodiques scientifiques et industriels, comme dans la presse plus généraliste. En 1874, le Journal officiel l’emploie pour désigner la souillure des eaux par des déchets. Son emploi s’étend particulièrement pour décrire les eaux alors que pour la contamination des airs on privilégie d’autres mots comme la « fumée ».
Le terme pollution sert par ailleurs surtout pour décrire la situation parisienne et les travaux d’assainissement de la Seine dont la contamination inquiète. Le numéro du 14 août 1877 du journal Le Siècle évoque ainsi les travaux sur les appareils épurateurs « destinés à atténuer la pollution des eaux de la Seine ».
En 1883, un article de The Lancet est traduit en France sous le titre « Pollution de la Tamise par la vidange », et en 1889 le Congrès international d’hygiène et de démographie publie un rapport sur la « pollution des résidus industriels ». Le Littré entérine l’existence du mot en 1880 en définissant la pollution comme « l’action de souiller par des ordures ». Dans les années 1890, l’association de la pollution et de l’eau est devenue courante dans les milieux d’ingénierie sanitaire, même si c’est surtout après 1900 que le mot s’étend au domaine de l’air.
Entre 1876 et 1907, treize congrès internationaux d’hygiène et de démographie se tiennent dans des capitales européennes. Médecins, ingénieurs et chimistes y débattent de sujets variés, et notamment de l’évaluation de l’ampleur des pollutions, à l’image des médecins André-Justin Martin et Jules Arnould qui proposent en 1889, des mesures pour réduire la « pollution par les résidus industriels » (Rapports sur la protection des cours d'eau et des nappes souterraines contre la pollution des résidus industriels, Paris, Bibliothèque des Annales économiques, 1889).
Dans la presse locale des régions industrielles, l’idiome des pollutions s’étend parallèlement après 1890 pour désigner la situation des rivières victimes des rejets des eaux usées. Ainsi, le journal Le Mémorial de la Loire publié à Saint-Etienne contient de nombreux articles consacrés à « la question des eaux » alors que le « buveur d’eau » est menacé par les usines et toutes les activités qui contaminent les rivières :
« Il est une menace perpétuelle de pollution. Il faut donc l’éloigner, car c’est l’heure d’appliquer à l’eau potable ce qui a été dit de la femme de César ; elle ne doit même pas être soupçonnée.
On ne saurait mieux dire. Le voisinage de l’homme, et surtout de l'homme sans gêne, est la cause la plus grave de contamination de nos eaux. »
De nombreux articles décrivent la pollution par le rejet des eaux usées. Les plaintes des pêcheurs sont en première ligne de la lutte contre ces pollutions, et en 1909 est même créé à l’Assemblée nationale un « groupe parlementaire pour la défense contre la pollution des rivières ». Les chroniques locales de la presse régionale mentionnent de plus en plus fréquemment les luttes quotidiennes entre riverains, pêcheurs et autres usages des rivières, à propos des diverses sources de pollutions :
« Les riverains de la Loire à Saint-Victor et Saint-Just ont souvent fait entendre des plaintes sur la pollution des eaux de la Loire par le déversement des bassins des usines situées sur l'Ondaine. Il résulte de cet état de choses un grave dommage pour les restaurateurs en particulier.
En vue d’y remédier, le conseil municipal de Saint-Just-sur-Loire a décidé de tenter une démarche en nommant des délégués auprès des industriels de la vallée de l'Ondaine et de leur demander si par exemple, ils ne pourraient se mettre d’accord pour déverser un autre jour que la nuit du samedi au dimanche. »
Le phénomène ne concerne évidemment pas que la presse française, dans de nombreuses langues apparaissent alors un nouvel idiome pour décrire les interactions avec les milieux physiques et les nouvelles dynamiques environnementales qui accompagnent l’industrialisation croissante des sociétés. En fonction des langues, l’accent sera soit mis sur les risques pour la santé ou, comme avec l’allemand Verschmutzung, sur la dimension esthétique du phénomène. En Amérique du Nord, l’expression « pollution des rivières » se répand également dans le dernier quart du XIXe siècle mais pour décrire l’atmosphère on privilégie longtemps le mot fumée (smoke).
En français, comme en espagnol, le sens moderne des mots pollution et polución apparait donc relativement tardivement, surtout après 1860 dans des traductions de travaux scientifiques britanniques consacrés aux « pollutions organiques » des « eaux de Londres » (Edward Frankland, « Les eaux de Londres », Revue des cours scientifiques de la France et de l’étranger, n°3, 19 décembre 1868, p. 34-40).
Une obsession de plus en plus massive au XXe siècle
Si avant 1914 de nombreux articles sont consacrées aux « pollutions de l’eau » par la presse locale ou nationale, en revanche on n’en trouve presque plus entre décembre 1914 et 1919 : la pollution disparaît alors largement des préoccupations de la presse alors que s’imposent les urgences du temps et les besoins de mobilisation en masse de l’appareil de production industrielle. Mais dès la fin du conflit, le spectre des pollutions ne tarde pas à renaître dans la presse.
Dans la première moitié du XXe siècle, le terme circule surtout dans les publications scientifiques, mais on le trouve également dans de nombreux organes de presse au fur et à mesure des affaires locales de pollution et des débats parlementaire sur le sujet. Les pêcheurs restent en première ligne et font pression sur les gouvernements successifs pour réduire la contamination des cours d’eaux, comme le mentionne encore par exemple le Mémorial de la Loire :
« M. J. Grange, président de la Gaule Forézienne (section de St-Just-St-Rumburt) nous adresse une protestation contre le déversement des déchets et résidus industriels dans les eaux de la Loire. Les pêcheurs ne sont pas seuls à protester contre la pollution des eaux du fleuve ; les riverains, les baigneurs et les lavandières en sont également incommodés.
Nous ne pouvons que nous associer à cette juste protestation en demandant que des mesures efficaces soient prises pour éviter le retour de semblables abus, en particulier pour que soit appliqué l'arrêté préfectoral de la Loire du 1er janvier 1924 qui rappelle l'interdiction d'évacuer, dans les canaux et cours d’eau navigables et non navigables du département de la Loire, des matières susceptibles de nuire aux poissons et provenant, soit directement, soit indirectement des fabriques et autres établissements industriels quelconques. »
Par la suite, et en particulier dans les années 1930 les articles deviennent très fréquents pour dénoncer la pollution des eaux, alors que les sources de contamination s’accroissent et se diversifient sans cesse.
En 1936, le maire de Royan se plaint ainsi des pollutions de l’estuaire de la Gironde par deux raffineries de pétrole, mais ces dernières sont disculpées de responsabilité par le préfet, qui adopte un arrêté interdisant les déversements d’hydrocarbures des fonds de cale des bateaux dans les eaux maritimes et fluviales.
Au même moment, autour de l’étang de Berre, L’Humanité rapporte que quelque 1 000 pêcheurs se sont mis en grève « en raison de la pollution, due aux évacuations de plus en plus importantes des raffineries de pétrole, des eaux de l’étang » :
Depuis la Première Guerre mondiale, le site de l’étang de Berre est en effet devenu l’un des fleurons de l’industrie chimique et pétrolière française, résultat d’une volonté délibérée de la Chambre du commerce de Marseille d’en faire le faubourg industriel insalubre de la cité phocéenne. Le Journal communiste L’Humanité s’affirme en pointe sur les affaires de pollutions au cours de la période, et le journal consacre de nombreux articles au sujet, pour défendre les intérêts des pêcheurs, alors nombreux parmi les ouvriers, ou s’opposer aux projets gouvernementaux.
À travers les pollutions, l’organe du Parti communiste, fondé par Jean Jaurès, entend critiquer l’action des grands industriels, mais aussi les gouvernements bourgeois qui les soutiennent, et défendre les cultures et modes d’existences populaires menacés par la contamination croissante de l’environnement.
Né entre 1860 et 1940, le sens moderne du mot pollution s’étend et se généralise ensuite. Après 1945 il commence à être utilisé dans une grande diversité de contextes pour désigner des phénomènes toujours plus larges et diversifiés, alors qu’il s’agissait essentiellement de l’eau avant 1940. C’est d’ailleurs à cette époque que le verbe polluer, seulement pressenti dans son sens contemporain à la fin du XIXe siècle, s’étend comme empreint de l’anglais to pollute, avant de connaître une très forte inflation de ses usages après 1970.
En France, l’Association pour la prévention des pollutions atmosphériques (APPA) voit le jour en 1958 et édite la revue Pollution Atmosphérique destinée aux professionnels du secteur, médecins, urbanistes, environnementalistes. Après 1968, Guy Debord peut affirmer au début de son texte La Planète malade que « la “pollution” est aujourd’hui à la mode, exactement de la même manière que la révolution : elle s’empare de toute la vie de la société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assommant dans une pléthore d’écrits et de discours erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge dans les faits ». (Guy Debord, La Planète malade, Paris, Gallimard, 2004, 1971).
À cette date, la presse est désormais envahie quotidiennement par la chronique des pollutions et de leur dénonciation, sans que l’ampleur des rejets toxiques ou dangereux ne diminuent tant les types de produits polluants ne cessent de changer – et l’échelle des contaminations de s’étendre.
–
François Jarrige est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne. Il est spécialiste de l’histoire de l’industrialisation et de ses conséquences humaines comme écologiques, et est notamment le coauteur de La contamination du monde – Une histoire des pollutions à l’âge industriel paru au Seuil en 2017.