Une histoire de la résistance vietnamienne à l’Empire français
Des conquêtes militaires françaises de la fin du XIXe siècle jusqu’à Diên Biên Phu en 1954, la résistance vietnamienne n'a cessé de lutter contre l’occupant. L’historien François Guillemot revient avec nous sur ce long combat pour l'indépendance.
Historien, ingénieur de recherche au CNRS en charge de la documentation sur l’Asie du Sud-Est à l’Institut d’Asie Orientale (ENS de Lyon), François Guillemot est un spécialiste de l'histoire du Vietnam contemporain. Son travail, à la croisée de la documentation et de la recherche, permet de mieux comprendre la genèse, la structuration et l'évolution des mouvements de résistance face à la colonisation française, pour aboutir à l'indépendance fracturée du pays en 1954, au sortir de la guerre d’Indochine.
François Guillemot est l'auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Dai Viêt, indépendance et révolution au Viêt-Nam et Des Vietnamiennes dans la guerre civile aux éditions Les Indes savantes. Son ouvrage le plus récent Viêt-Nam, fractures d'une nation, paru en 2018 aux éditions La Découverte, revient sur le processus d'indépendance vietnamien.
Propos recueillis par Arnaud Pagès
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RetroNews : Comment est née la résistance face à la colonisation française ?
François Guillemot : En 1858, une escadre navale franco-espagnole attaque la ville côtière de Da Nang et se replie, en 1862, sur Saïgon pour occuper ce petit port du sud. C'est le début de la colonisation.
Dès les premiers actes de conquête militaire par la France, la résistance vietnamienne s'organise. Elle est d'abord dirigée par des lettrés patriotes. Les premières populations visées par cette réaction au fait colonial sont les catholiques, avec des assassinats en nombre. Les insurgés vietnamiens considèrent que ce sont eux qui ont fait rentrer le « loup dans la bergerie ». Les lettrés patriotes fondent en 1885 le mouvement de résistance « Cần Vương », c'est à dire « Aide au Roi », avec des unités combattantes sur tout le territoire, qui prendra fin en 1913 avec l'assassinat de Hoang Hoa Tham, l’un de ses derniers chefs.
Une seconde vague plus pacifiste, organisée par des lettrés modernistes, va ensuite faire son apparition. Elle prend deux directions, réformiste et républicaine d'un côté, monarchiste et insurrectionnelle de l'autre. Plusieurs grandes figures émergent alors. Phan Bôi Châu qui prône l'option révolutionnaire avec l'aide du Japon et de la Chine. Phan Châu Trinh qui mise sur l'éducation pour accéder à l'indépendance et envisage une entente franco-vietnamienne – qui ne débouchera sur rien. Du côté des interactions avec le pouvoir colonial, le lettré Pham Quynh développe sa vision monarchiste éclairée et souhaite le retour à un véritable protectorat.
La révolution chinoise de 1911 puis la révolution bolchévique de 1917 vont cristalliser les débats entre nationalisme et communisme, et engendrer les premiers affrontements entre les partisans de la révolution vietnamienne.
Les autorités coloniales françaises ne prennent pas conscience de cette diversité, ni de cette volonté d’indépendance ?
Si, tout à fait. Et face au déni de la volonté d'indépendance des Vietnamiens, la situation va se compliquer. Il va très rapidement y avoir une radicalisation des mouvements de jeunesse. A l'ancienne génération de lettrés succède une nouvelle génération de jeunes lettrés, formés à l'occidentale dans les écoles franco-vietnamiennes, qui vont alors fonder, à partir de 1925, des mouvements clandestins violents. Ils prônent la révolution sociale et le renversement du pouvoir colonial. Le Parti National du Vietnam, qui s'inspire du modèle créé en Chine, est fondé le 25 décembre 1927 à Hanoi.
Dans la foulée, l'option communiste s'organise à partir de l'étranger, et notamment à Canton où, en 1925, est dépêché un jeune homme qui vient de France et a transité par Moscou, le futur Ho Chi Minh, pour organiser les mouvements indépendantistes vietnamiens. En 1920, alors qu’il en encore à Paris, il a une révélation avec la Thèse sur les questions coloniales et nationales de Lénine. Il décide de s'appuyer sur la pratique léniniste pour renverser le pouvoir colonial. Cette croyance dans la IIIe internationale qui lui permet de développer une forme de national-communisme et ne le quittera plus.
C'est donc par le biais d'Ho Chi Minh que la résistance devient marxiste-léniniste ?
Ho Chi Minh va faire en sorte d'unifier trois petits mouvements communistes qui sont présents à l'intérieur et à l'extérieur du pays pour fonder, en 1930, le Parti Communiste Vietnamien (février) qui deviendra au mois d’octobre, sous l'égide du Komintern, le Parti Communiste Indochinois. Il fallait que le mouvement communiste soit transnational et pas seulement national.
Cette unification s’organise comme une force de conquête du pouvoir. Le Vietnam a été démantelé en trois tronçons pendant la colonisation – Tonkin, Annam et Cochinchine. En Cochinchine, colonie française, un communisme légal apparaît à Saïgon dès 1936, sous l'influence du Front Populaire, avec des élus communistes qui participent au conseil municipal. Le journal La Lutte, qui rassemble staliniens et trotskystes, permet de structurer le mouvement. Mais cette alliance de la IIIe et de la IVe internationale est de courte durée : ce sont les staliniens qui vont l’emporter.
Au Laos et au Cambodge, les deux autres colonies indochinoises, une résistance comparable s’organise-t-elle ?
Le processus d'accession à l'indépendance dans ces deux pays est assez différent. Le Cambodge s’en sort le mieux parce que Norodom Sihanouk a montré toutes ses capacités de négociation avec la France. En 1953, il organise ainsi une « croisade pour l’indépendance » et il l’obtient avant le Vietnam et sans guerre civile généralisée. Au Laos, c'est encore différent ; il s’agit d’une coalition composée de communistes et nationalistes qui se met provisoirement en place. Pour ces trois pays, la Guerre froide va cependant attiser la confrontation entre partisans nationalistes et communistes.
La défaite de la France en juin 1940 est-elle un détonateur au niveau des revendications du peuple vietnamien ?
En 1939, le Parti Communiste est interdit en métropole, comme en Indochine. Mais les deux grandes insurrections de 1930, écrasées dans le sang par l'aviation française, les tirailleurs et la légion, vont interroger le pouvoir colonial et le forcer à ouvrir quelques portes. Il s'agit de la révolte de Yên Bai, au Tonkin, déclenchée par le Parti National Vietnamien, et de l'instauration, sur le modèle russe, d'une trentaine de Soviets dans les provinces du centre (Nghê Tinh)…
L'étau se desserre au niveau culturel dès 1932. Des productions intellectuelles émanant de la première vague de l'élite franco-vietnamienne sont diffusées. Le développement considérable de la presse vietnamienne fait fi de la séparation institutionnelle entre Tonkin, Cochinchine et Annam car on y parle la même langue et on utilise la même écriture romanisée sur les trois territoires. Il y a alors la reconstitution d'un « Vietnam mental » sur le dos de la colonisation.
Cependant, dans les années 1930, des jeunes vietnamiens prennent conscience du déclin des démocraties et du rôle, en Europe, des nouveaux chefs tout puissants – Hitler et Mussolini en tête. Ils y voient la possibilité de se libérer du joug français. En 1940, les Vietnamiens vont commencer à organiser la résistance armée car les liens avec la métropole se sont distendus. Ce sera le début de la seconde étape de l'insurrection. Cette fois-ci, elle sera décisive.
Après la défaite, les autorités coloniales françaises se retrouvent-elles « livrées à elles-mêmes » ?
Vichy va essayer de créer une nouvelle entité institutionnelle, en remplaçant l'ancienne Indochine française par la Fédération Indochinoise en 1941. Pétain souhaite développer une forme de fédéralisme qui serait chapeauté par les Français. Mais ça ne marche pas car les Vietnamiens ont tout de suite compris les bénéfices qu'ils pouvaient tirer de cette nouvelle situation. Un « nationalisme pur », redouté par les autorités coloniales, commence à émerger. La fête de Jeanne d'Arc se mêle alors à la célébration de héros vietnamiens d’antan.
Ce mélange des genres en situation coloniale déclenche une prise de conscience. Les Vietnamiens se réapproprient leur culture et leur histoire ancestrale. La presse et les manuels scolaires s’en font l’écho. En mai 1941, la Ligue pour l'Indépendance du Vietnam, le fameux Viet Minh, est fondée par une poignée de membres du Parti Communiste Indochinois à la frontière sino-vietnamienne. Ce mouvement va prendre de l'ampleur en Chine du sud pour réinvestir le territoire vietnamien.
Comment la situation évolue à la Libération ?
Le 9 mars 1945, les Japonais, qui occupent militairement l’Indochine depuis 1940, organisent un coup de force général. Les autorités françaises sont neutralisées en une nuit. L'administration est mise hors service, ses dirigeants sont encasernés, certains militaires sont même décapités... Une course contre la montre va alors se jouer entre les forces nationalistes (non communistes) et les forces du Viet Minh (secrètement dirigé par le PCI) pour prendre le pouvoir.
Une première indépendance est décrétée le 11 mars 1945 sous hypothèque nippone. Elle ne résiste pas à l’effondrement du Japon au mois d’août 1945. Après une effervescence révolutionnaire générale de Hanoi à Saigon, la République Démocratique du Vietnam est finalement fondée à Hanoï par Ho Chi Minh le 2 septembre 1945. Cette seconde indépendance marque l’entrée du Vietnam sur la scène internationale.
Ceci signifie-t-il pour autant le chant du cygne de la domination française en Indochine ?
Le fait majeur, c'est l'échec du réformisme colonial. Les Français auraient tout à fait pu éviter ce basculement dans le radicalisme en donnant des garanties aux modérés sur l'instauration d'un régime franco-vietnamien. Cet échec a obligé les forces nationalistes à verser dans le radicalisme. D'autre part, dès 1945, une guerre civile latente entre forces communistes et nationalistes se met en place. Elle est attisée par la reconquête militaire de la France alors que le pays s’est déclaré indépendant par deux fois en 1945. Le fait que des gouvernements vietnamiens aient pu reprendre le pouvoir, en déclarant leur indépendance, contrecarre la vision de De Gaulle qui souhaite, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, maintenir l'Empire français en l'état.
C’est une grave erreur. En décembre 1946, la guerre d’Indochine, déjà présente au Sud dès septembre 1945, se généralise.
Un « contre-feu » nationaliste est mis en place avec la « solution Bao Dai » à partir de 1947. Mais, là encore, l’avènement de l’État national du Vietnam, associé à la France dans le cadre de l’Union française, reste prisonnier de cette association qui repose sur une vision trop coloniale. La situation va devenir totalement ingérable à partir de 1954 car les nationalistes du camp de Bao Dai vont se retourner contre la France. L’enlisement français dans la Guerre d’Indochine qui débouche sur la défaite de Diên Biên Phu (7 mai 1954) pose sur la table le dossier indochinois lors de la conférence de Genève, qui doit statuer sur la guerre de Corée.
Comme clap de fin à la colonisation, les Français vont négocier la paix avec le Viet Minh dans le dos de l'État associé du Vietnam et sans la signature des Américains, simples observateurs. L’accord bancal signé à Genève officialise la séparation du Vietnam en deux zones au niveau du 17e parallèle le 20 juillet 1954. La déflagration Nord-Sud qui s’ensuit, avec l'implication militaire américaine massive jusqu'en 1973, devient un conflit majeur du XXe siècle.
La chute de Saïgon le 30 avril 1975 scellera une course pour l’indépendance qui se sera réalisée avec une brutalisation sans nom de la société vietnamienne.
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Pour en savoir plus :
Brocheux, Pierre, Hô Chi Minh, du révolutionnaire à l’icône, Paris, Payot, 2003
Brocheux, Pierre & Hémery, Daniel, Indochine, la colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris, La Découverte, 2001
Goscha, Christopher, Vietnam, a New History, New York, Basic Books, 2016
Guillemot, François, Viêt-Nam, fractures d’une nation. Une histoire contemporaine de 1858 à nos jours, Paris, La Découverte, 2018
Marr, David G., Vietnam 1945. The Quest for Power, Berkeley, University of California Press, 1995
Qiang Zhai, China and the Vietnam Wars, 1950-1975, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000