Une « machine à faire rire les foules » : les Marx Brothers
Monnaie de singe, La Soupe au canard, Une nuit à l'opéra, Un jour aux courses... Pendant les années 1930, les Français se tordent de rire à chaque nouveau film des Marx Brothers, géniale fratrie comique venue d'outre-Atlantique.
De tous les acteurs comiques américains de l'entre-deux guerres (Charlie Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardy...), ils furent les plus loufoques, les plus extravagants, et sans doute les plus drôles.
Nés à New-York dans une famille juive d'origine alsacienne, les Marx Brothers étaient vraiment frères. Poussés sur les planches par leur mère, Leonard (Chico), Adolph (Harpo), Milton (Gummo), Julius (Groucho) et Herbert (Zeppo) triomphent à Broadway dans les années 1920. Dans des pièces à l'intrigue relâchée laissant toute la place à leur sens débridé de l'improvisation, ils inventent les personnages qu'ils réutiliseront plus tard dans leurs films.
Groucho, avec ses lunettes, ses fausses moustaches et son cigare, mitraille des répliques bourrées de nonsense et de jeux de mots à tiroir. Harpo, cheveux bouclés et yeux perpétuellement écarquillés, seul personnage muet de l'intrigue, est celui par qui adviennent les meilleurs gags visuels. Chico, qui s'affuble d'un accent italien, incarne un pianiste au grand cœur. Zeppo est le plus « normal » de la bande : il jouera souvent les jeunes premiers. Gummo, quant à lui, va très tôt lâcher l'affaire.
Réalisés entre 1929 et 1931, à l'heure où le cinéma devient parlant, leurs premiers films ne sont que des adaptations à l'écran des pièces qui ont fait leur succès. C'est avec le troisième, Monnaie de singe, en 1931, qu'ils vont véritablement exploser. En France, la critique est d'emblée séduite, à l'instar de Comœdia qui écrit :
« Il y a des films qu'on interprète et des interprètes qui tournent un film. Dans le premier cas, on va voir une œuvre ; dans le second, des artistes. Hier, nous avons été voir des artistes : Marx Brothers dans Monkey Business.
Du film, je ne vous dirai rien, sinon que c'est une bande bien équilibrée, adroitement mise en scène et parfaitement sonorisée. En somme, peu de choses remarquables du point de vue cinématographique proprement dit. Mais il y a les quatre frères Marx, dont les trouvailles scéniques atteignent parfois au comique le plus irrésistible [...].
Peut-être, cependant, trouvera-t-on, de temps à autre, la bouffonnerie un peu enfantine. Mais il ne faut pas oublier que nous avons affaire, ici, à l'esprit étranger. Il est hors de doute que les peuples ne s'amusent pas tous de la même façon. »
Trois ans plus tard sort en France le film que les marxophiles considèrent comme le chef-d’œuvre de la fratrie new-yorkaise : La Soupe au canard, de Leo McCarey. Dans cette invraisemblable histoire de rivalité entre deux pays imaginaires, Freedonia et Sylvania, les Marx Brothers enchaînent les gags à un rythme fulgurant pour l'époque, laissant les spectateurs ébahis.
Dans Paris-Soir, le critique Pierre Wolff écrit en mars 1934 :
« Soupe au Canard est une espèce de chef-d'œuvre sans le moindre scénario, tissu d'illogismes, de paradoxes et d'ébouriffantes stupidités. Les Marx Brothers reprennent des “gags” usés jusqu'à la corde et les rajeunissent par l'absurde [...].
Pour Chaplin, le comique a le plus souvent comme but d'éviter une chute de scène mélodramatique, pour les Marx Brothers, au contraire, le comique – le burlesque plutôt – devient une fin en soi [...].
On sort de Soupe au Canard éberlué, prêt à recevoir, impassible, une balle de revolver en plein cœur, tandis que le tireur s'écroule, lui, mortellement blessé. Depuis Charlot, mais après Charlot, les Marx Brothers sont, sans conteste, les plus grands clowns universels. »
Désormais, jusque dans les années 1940 et à chaque nouveau film, les frères Marx vont écraser la concurrence et emballer systématiquement les critiques. À propos de Une nuit à l'opéra, Le Figaro parle en 1936 du film « le plus drôle des dix dernières années ». Pour Le Journal, « il suffit souvent de prononcer le nom des Marx Brothers pour que les plus neurasthéniques se dérident aussitôt ». Même l'organe de la droite conservatrice et antisémite L'Action française est séduite, qui écrit : « Ils sont les premiers acteurs de chair et d'os à rejoindre les meilleurs dessins animés par leur fantaisie débridée et leur mouvement endiablé ».
Les journaux hexagonaux vont se pencher sur la « méthode » Marx Brothers, qui consiste à organiser le chaos de façon millimétrée pour déclencher infailliblement le rire du spectateur. Pour une partie de la la presse d'alors, la mécanique implacable de leurs films n'est sans doute pas étrangère à un certain « esprit industriel américain ». Le Lyon Républicain le note en décembre 1936 :
« Ce genre idiot peut paraître aux spectateurs non avertis d’une simplicité enfantine. Il n’en est rien !
Il nécessite au contraire des dons énormes et un travail considérable – les Marx Brothers sont musiciens, chanteurs, comédiens et cascadeurs et ils excellent dans chaque genre. »
Dans un article où il raconte longuement l'histoire du trio (Zeppo a quitté la bande en 1934 pour devenir agent artistique), Le Jour croit situer la réussite des films marxiens dans l'usage intensif des projections tests avant la sortie :
« Chacun des “gags” réjouissants d’absurdité, de Une nuit l’Opéra, fut patiemment élaboré […].
Si, à la représentation, un “gag” tombait à plat, on le coupait impitoyablement. Si les rires venaient un peu en retard, les répliques étaient reprises, aiguisées, accélérées. Si l'hilarité était moyenne, le texte responsable était également envoyé à la refonte. Seuls restaient admis d’emblée les passages qui déchaînaient des rugissements de joie...
Pour cette besogne, des “détecteurs de rire” assis dans le théâtre, carnet en mains, enregistraient la marche de la pièce, minute par minute. Ainsi les douze premières pages du manuscrit, dont les auteurs étaient fort satisfaits, se révélèrent défectueuses : on n’en put conserver que quatre ! »
Preuve de l'universalité de l'humour des Marx Brothers, les plus jeunes aussi accourent pour voir les fantaisies de Groucho, Harpo et Chico, et Jeunesse Magazine leur consacre un article en janvier 1937, parlant d'eux comme d'une « machine à faire rire les foules ».
« Les films des “Marx Brothers” ne se racontent pas. Ils sont probablement bâtis sur un scénario, mais à la projection on ne s’en aperçoit point. Ce n'est qu'une succession de “gags” désopilants, qui, à la façon des perles d’un collier, cachent le fil qui les relie. Par ailleurs, ces effets comiques eux-mêmes ne satisfont pas toujours la pure logique.
À froid, après le spectacle, on se demande parfois pourquoi dans telle scène il se passe ceci, pourquoi tel personnage a fait cela... Mais on ne se pose pas longtemps la question, car, au seul souvenir des pitreries que l’on vient de voir, on éclate de rire, et la raison est désarmée. »
Les films suivants connaîtront le même succès en France. Pour le magazine communiste Regards, qui fait la critique en décembre 1937 d'Un jour aux courses, les Marx Brothers sont la preuve que « la tradition cinématographique américaine vaut, par sa richesse, la tradition théâtrale italienne ».
« Et les frères Marx apportent avec Un jour aux courses un nouveau titre de gloire à ce folklore américain. Peu importe l'intrigue, le canevas sur lequel court leur fantaisie, et que nous fait que la victoire d'un cheval de course puisse renflouer une clinique en déconfiture. Ce qui importe, ce sont les « numéros » […]. »
Et Paris-Soir d'écrire en octobre 1938 à propos de Panique à l'hôtel :
« Pour eux, tout n'est que folie. Pour eux, tout n'est que loufoquerie. Pour eux, tout n'est qu'incohérence. S'il existe à Hollywood un royaume du gag, les Marx Brothers en sont les rois incontestés. »
Leur carrière se poursuivra encore longtemps (Chercheurs d'or en 1940, Une nuit à Casablanca en 1940, La Pêche au trésor en 1949, réalisé par Harpo...). Mais leur production, éclipsée par celle de nouveaux maîtres du comique, tels les réalisateurs Ernst Lubitsch ou Preston Sturges, aura peut-être moins d'éclat.
Groucho deviendra présentateur du show télévisé You Bet Your Life. Chico mourra en 1961, Harpo en 1964, Groucho en 1977 et Zeppo en 1979.
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Pour en savoir plus :
Yves Alion, Les Marx Brothers, Edilig, 1995
Hélène Deschamps et Mathieu de Muizon, Les Marx Brothers, les indomptables du cinéma, A dos d'âne, 2015