Une introduction à la phrénologie, la pseudo-science qui « lisait » les crânes
Durant la première moitié du XIXe siècle, un certain nombre de savants occidentaux de premier plan pensaient avoir trouvé le « secret des caractères » dans les bosses et excroissances des crânes humains.
Défendue par de nombreux médecins pendant la Restauration et sous la Monarchie de Juillet, cette pratique que l’on nommait la « phrénologie » se présentait comme une science légitime capable d’expliquer la totalité des pulsions humaines. Elle sombrera dans un discrédit total à la fin du XIXe siècle, non sans avoir durablement influencé la science et la médecine, de même que nombre d’artistes et hommes politiques.
Avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte, nous vous proposons de lire l’introduction de ce passionnant ouvrage d’histoire de la médecine de Marc Renneville, publié pour la première fois en 2000 et qui vient d’être réédité.
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La phrénologie est-elle morte ? Le souvenir de cette « science de l’esprit » se dissipe lentement. L’inventaire même de ses traces est bien sommaire.
Le langage commun en a retenu l’expression de « bosse des mathématiques » et celle de « bosse du crime ». La première a fait le titre d’un ouvrage sur la biologie cérébrale tandis que la seconde a été utilisée pour traduire un roman policier de la Série noire. Les amateurs d’art savent plus sûrement son rôle dans les sculptures de David d’Angers tandis que les lecteurs de Balzac, d’Eugène Sue ou Edgar A. Poe ont croisé la « doctrine des bosses » dans Une ténébreuse affaire, Les Mystères de Paris ou les Histoires extraordinaires.
Peu de choses, donc, de prime abord. Les phrénologistes avaient pourtant percé, pensaient-ils, le secret des caractères humains. Leur savoir tenait en une carte cérébrale divisant la surface du crâne en une trentaine d’aires. À chacune de ces localisations était assigné un penchant ou un talent singulier : sens de la musique, des couleurs, du langage, penchant au vol, au meurtre, sagacité comparative, sentiment religieux, sens du merveilleux, circonspection...
Pour connaître un individu, il suffisait de faire parler le relief de son crâne. Le renflement d’une localisation annonçait le développement de la faculté correspondante tandis qu’un creux signalait son absence. Forts de cette compétence d’expertise, les phrénologistes ont revendiqué pendant une cinquantaine d’années la capacité de réformer la société, en promettant un monde meilleur, où chacun recevrait une place en accord avec sa « nature ».
Acclimatée en France sous le Premier Empire, leur science a résisté pendant la Restauration aux assauts de ses contradicteurs pour connaître son âge d’or sous la monarchie de Juillet. Elle a été défendue par d’illustres médecins comme François Broussais et Jean Bouillaud, mais elle a également séduit des philosophes, comme Auguste Comte, des hommes de lettres, des industriels et des hommes politiques. Pourquoi est-elle tombée ensuite dans l’oubli ? Et à quoi bon exhumer l’une de ces innombrables théories qui encombrent la fosse commune des sciences abandonnées ?
La théorie du docteur Gall a fait l’objet en France d’un tel discrédit que son histoire a longtemps été jugée superflue : il a fallu attendre la seconde moitié du XXe siècle pour qu’une étude précise lui soit consacrée. Comme l’a montré l’œuvre référentielle de Georges Lantéri-Laura, l’intérêt d’un retour à la phrénologie dépasse l’attrait de la curiosité historique ou de la pure érudition car « nous ne sommes pas sortis des questions qui l’inspiraient ». Si la méthode cranioscopique n’était fondée sur aucune base ostéologique valide, le principe des localisations cérébrales a dessiné à terme un horizon de recherche fécond pour la connaissance des fonctions du cerveau. La phrénologie a retrouvé à ce titre une place dans l’histoire de la neurologie, depuis les travaux de Bailey et von Bonin.
Plus d’un siècle après Gall, la technique de la neurochirurgie semblait confirmer ses intuitions fondatrices. En tant que système sémiologique, la phrénologie peut être rapprochée des théories contemporaines qui tentent de relier la morphologie des individus à des « tendances » ou des traits de caractères. Certains criminologues y reconnaissent la première véritable approche scientifique des criminels, bien avant l’anthropologie du criminel-né de Lombroso.
La phrénologie est parfois ressuscitée en histoire des sciences pour un usage militant. Déplorant ainsi le divorce entre la connaissance scientifique du cerveau et des sciences de l’homme qui se seraient peu à peu « décérébrées », le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux accordait à Gall d’avoir été le premier scientifique à « faire connaître l’idée capitale d’une mise en relation causale de l’organisation du cortex cérébral avec ses fonctions les plus caractéristiques ». Et si la position du phrénologiste était parfois « naïve », au moins avait-il bâti sa science de l’homme sur la biologie du cerveau. Ne voit-on pas d’ailleurs, cent cinquante ans après le rejet du système des bosses, le cognitiviste Stanislas Dehaene défendre avec succès l’hypothèse d’une étroite dépendance entre nos connaissances mathématiques et l’organisation de notre cerveau ?
Si le voile se lève ainsi peu à peu sur cette théorie tombée en désuétude, les éclairages restent sélectifs. Celui que je propose ici ne prétend pas faire pleine lumière. Il procède plutôt d’un changement de focale et de perspective, en écartant d’emblée la tentation de réhabiliter la phrénologie ou de lui octroyer quelque valeur d’anticipation sur nos certitudes présentes. C’est que la valeur d’un fait est d’abord dans les critères mobilisés par celui qui le juge. À défaut d’être expérimentale, la pratique de l’histoire invite à la prudence : rien ni personne ne peut nous assurer que telle voie de recherche considérée aujourd’hui comme légitime ne sera dans l’avenir remise en cause ou abandonnée. Il est même douteux que les exemples du passé puissent concourir à définir – ou seulement confirmer – une quelconque méthodologie pour la recherche actuelle. Au moins incitent-ils à prendre au sérieux la logique d’une erreur, sa plausibilité et ses effets de vraisemblance.
En ressaisissant l’étrangeté du passé, on met au jour des continuités qui permettent de lire différemment le présent, d’interroger ses évidences, de le mettre à distance. C’est l’enjeu de cette enquête. Jeu de miroir. En ce sens, l’expérience phrénologique questionne au moins indirectement – comme toute science rejetée – le statut de la « vérité » dans notre société. La mesure des préjugés du passé n’a d’intérêt que dans cette réflexivité.
Il est impossible, pourtant, d’éluder cette interrogation liminaire : comment pouvait-on être, au XIXe siècle, phrénologiste ? La réponse spontanée consiste à mettre l’accent sur l’irrationalité de ses protagonistes. Est-ce la plus logique ? C’est en tout cas la plus ancienne. Dès 1891, l’anthropologue Paul Topinard ne voit plus dans la théorie de Gall que « l’un des produits les plus étranges de l’imagination humaine », « une folie épidémique comme celle des tables tournantes ».
L’adhésion à la phrénologie s’explique par une défaillance de la faculté de raisonner, étant entendu que, dans le cas du spiritisme, les esprits en cause sont moins frappeurs que frappés. Il y aurait ainsi d’un côté ceux qui se seraient béatement fourvoyés et, de l’autre, des esprits forts ayant parfaitement saisi les failles et les incohérences du système de Gall.
Scénario limpide : l’hypothèse erronée serait tombée devant les faits, la Vérité aurait triomphé. Une narration construite sur cette trame insisterait sur les frasques des béotiens de la Méthode en portant à la connaissance du lecteur les rigoureuses objections produites à l’encontre des croyances phrénologiques. Il resterait bien à expliquer la persistance de cette absurdité pendant près d’un demi-siècle mais, après tout, les instruments de vérifications n’étaient pas aussi efficaces que de nos jours, et l’on pourrait conjecturer sans craindre d’être trop irrévérencieux que ce genre de « pseudo-science » suscita et suscitera toujours la dévotion zélée de quelques docteurs Bovary. Un tel récit introniserait une limite nette entre le vrai et le faux et il permettrait de renforcer à peu de frais nos convictions présentes en relevant les invraisemblances d’un passé révolu.
J’ai rejeté ce canevas pour m’inscrire dans le sillage de cette Histoire de la phrénologie qui refusait de projeter « dans le passé les anathèmes et les éloges ». Sauf exception, nous sommes tous dans un univers mental qui nous dispose à percevoir immédiatement l’extravagance de la théorie phrénologique. Mais ce bel effet d’évidence repose sur une perception tronquée du débat. Pour affirmer que les contradicteurs des phrénologistes avaient raison, il faut oublier que ces hommes, souvent physiologistes de renom, faisaient jouer dans la controverse la thèse de l’immatérialité de l’âme ou l’inadéquation de la phrénologie à la morale chrétienne. Mieux vaut donc renoncer à explorer les territoires du passé avec des cartes qui n’appartiennent qu’à notre temps.
Bien que la phrénologie ressemble indéniablement, par bien des aspects, à une science « fiction », je propose de faire l’économie d’un jugement préalable sur sa pertinence passée. Ce préalable contribuera à rétablir la dimension insolite du voyage temporel, sa part d’intrigue... Le lecteur est ici convié à un dépaysement, à une recherche des sens perdus rétablissant, autant que possible, la parole indigène – celle des phrénologistes. C’est là un parti pris, qui renonce à l’objectivité et facilitera, je l’espère, les lectures buissonnières.
Mais si, au retour de l’âge des crânes, le lecteur tient à exercer son regard critique, qu’il n’hésite pas à le diriger vers le présent. Il pourra alors congédier le narrateur pour répondre, seul, à la question qui ouvrait cette introduction.
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Le Langage des crânes. Histoire de la phrénologie de Marc Renneville, publié initialement en 2000, vient d’être réédité aux éditions La Découverte.