En juillet 1885, dans la petite ville de Privas, en Ardèche, une octogénaire subit les foudres d’un homme l’accusant de sorcellerie. Elle sera brûlée vive.
1885. On pourrait croire que les accusations de sorcellerie sont, à l’aube du XXe siècle, devenues obsolètes. Elles le sont en effet, mais pas lorsqu’on a affaire à un père de famille tortionnaire et légèrement paranoïaque.
Ce dernier s’est étonné, un beau matin, de voir son épouse « incapable d’allaiter son enfant », alors que tout allait manifestement bien les jours précédents. En conséquence de quoi il s’est mis en tête d’accuser la vieille dame du village, déjà régulièrement prise à partie par les habitants pour des suspicions de sorcellerie, et de faire justice lui-même.
Le malheur de notre petite octogénaire, c’est en effet sa réputation à Privas : son âge avancé, sa mâchoire « édentée », son nez « pointu », sa façon de radoter en vieux patois, son bâton en guise de canne, et son mode de vie solitaire. Tous ces signes distinctifs ont fait d’elle la cible des enfants et adolescents de la ville, qui l’ont surnommée « La Sorcière », et lui ont collé sur le dos tout un tas de rumeurs surréalistes. La plupart des habitants, sans surprise, n’y croient guère.
Le supplément hebdomadaire de La Petite République du 27 juillet 1885, seul média à relater l’événement, expose ainsi la situation :
« Beaucoup, il est vrai, riaient de pitié et haussaient les épaules quand ils entendaient accuser la bonne femme d’avoir fait périr une vache ou d’avoir empêché une poule de pondre, rien qu’en regardant de travers, du côté de l’étable ou du poulailler ; mais d’autres croyaient mordicus qu’elle avait le mauvais œil, et par aucun raisonnement vous ne leur auriez enlevé cette croyance. »
Le père de famille profite alors des accusations de sorcellerie non-fondées proférées par les enfants du coin pour établir un rapprochement fantaisiste entre les pouvoirs supposés de la vieille dame – dont il est le voisin – et le malheur qui frappe son épouse.
Sa première réaction consiste à aller débaucher ladite sorcière afin de l’obliger à « inverser le sortilège ». Évidemment, malgré toute sa bonne volonté, la vieille dame ne peut rien faire. L’homme est en colère. C’est alors que l’histoire bascule dans l’horreur.
L’homme, fou de rage, lance à la dame innocente : « Tu vas faire revenir le lait de ma femme, ou je te brûle les pieds ! »
« La malheureuse proteste, se débat, mais la brute se saisit d’elle, l’attache, la suspend par les aisselles sous le grand manteau de la vaste cheminée, et allume sous ses pieds une brassée de bois sec. Ne condamnait-on pas les sorcières au fagot, au bon temps d'autrefois ? Notre homme réédite, pour son compte particulier, les doux procédés de l’Inquisition.
La flamme brille, se tord, monte, va lécher et brûler les pieds nus de la pauvre sorcière hurlante. »
La pauvre dame finit par être conduite à l'hôpital, et l’homme est arrêté. Une situation évoquant le Moyen Âge, impensable en 1885 – plus de vingt ans après la parution de La Sorcière de Michelet –, et qui laisse incrédule le rédacteur de La Petite République.
Celui-ci se fend d’un discours sur le progrès, la fin des superstitions et l’éducation des masses.
« Les jurés de la Cour d’assises lui apprendront, espérons-le, qu'en pleine France et en plein dix-neuvième siècle on ne croit plus aux sorciers, et surtout, qu’on ne brûle plus personne, que la torture est abolie. Ce retardataire de plusieurs siècles semble l’ignorer, il doit ignorer tant de choses !
C’est qu’en son jeune temps, voyez-vous, l’école n’était pas, comme aujourd’hui, ouverte à tous. Pour être logique avec lui-même, cet homme qui croit aux sorcières et les condamne au feu, il doit s'attendre à aller ramer sur les galères du Roi ou à être pendu, haut et court, à la branche d’un chêne, puisque c’était là le supplice réservé aux manants, du temps que les moines en cagoules envoyaient les sorciers au bûcher. Il ira apprendre, dans quelque maison centrale, qu’on ne pend plus, qu’on ne brûle plus, qu’on ne rame plus sur les galères, et que sorciers et sorcières n’existent plus de nos jours. »
Si la gravité du fait divers laisse bouche bée l’observateur, elle ne manque malheureusement pas d’aboutir sur une conclusion racialisant les rapports de croyances à la sorcellerie :
« Les nègres du Congo, eux aussi, croient aux sorciers ; ils n’ont même pas d'autres médecins. Mais nous sommes un peu plus qu’eux avancés en civilisation. Laissons-leur donc les croyances ridicules, laissons-leur tous les manitous dont nous autres nous n’avons que faire.
Secouons bien vite ce qui peut encore rester attaché à notre siècle des superstitions du passé, sinon les Chinois, ce peuple de lettres, n’auraient pas tout à fait tort de nous traiter de barbares. »
Un an plus tard, en 1886 à Luneau en Auvergne, un couple superstitieux brûlera vive la mère de l’épouse, responsable selon eux de leurs malheurs conjugaux.