Lorsque la loi sur les « aliénés » déclenchait une large controverse
La loi sur les aliénés du 30 juin 1838 a marqué une étape décisive dans l’essor des asiles en France. Le texte, qui laissait à l’autorité judiciaire le soin d’interner les personnes, se voit bientôt accuser d’avoir ressuscité les lettres de cachet – et de se prêter à tous les abus.
« Quel Français est sûr de ne pas coucher ce soir à Charenton ? »
L’exclamation célèbre de Gambetta en 1870 résume l’un des principaux griefs formulés à l’encontre de la loi sur les aliénés de 1838 : celle-ci est accusée de représenter une menace pour la liberté individuelle. De fait, cette loi soustrait le contrôle de l’internement à l’autorité judiciaire : le placement à l’asile devient une mesure administrative, qui s’opère sur présentation d’un certificat médical. Imposant la présence d’un asile dans chaque département, la loi de 1838 consacre l’autorité de la profession aliéniste et encourage un vaste mouvement d’internement des aliénés.
Durant les deux décennies qui suivent son adoption, sa réforme n’est cependant pas encore à l’ordre du jour. Si l’on évoque la loi dans la presse de la monarchie de Juillet, c’est avant tout pour louer « l’humanité » de ses dispositions ou pour en déplorer la trop lente mise en application dans les départements.
Le tournant des années 1860 : la loi de 1838 en procès
Tout change au cours de la décennie 1860. Plusieurs pétitions adressées au Sénat au sujet de séquestrations injustifiées ou arbitraires attirent en effet l’attention de l’opinion : est-on bien sûr que la loi de 1838 n’est pas détournée pour faire enfermer des personnes saines d’esprit ? N’a-t-elle pas doté l’administration « d’un pouvoir bien terrible et exorbitant », comme le dit Le Charivari en 1865 ? Le Corps législatif et le Sénat tardent cependant à engager la discussion sur la réforme de la loi, comme le regrette en juin 1867 le journal L’Univers :
« Le Sénat a été saisi depuis 1864 de plusieurs pétitions réclamant une réforme radicale de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés.
Les sessions annuelles se succèdent dans que la discussion soit abordée ; il s’agit pourtant d’une question d’humanité, question urgente de sa nature, et qu’il n’est pas possible d’éluder infiniment, dût-il sortir du débat la preuve de quelque lamentable méprise de la philanthropie et de la science. »
En attendant que les chambres s’en saisissent, c’est donc la presse qui devient une arène de discussion de la question des aliénés. Si les principales objections à la loi de 1838, d’inspiration libérale, ont trait à l’insuffisance des garanties de la liberté individuelle, les critiques d’un journal comme L’Univers puisent aussi à une source d’inspiration cléricale, nourrie d’une volonté de remettre en cause le magistère de la profession médicale.
Des modèles alternatifs sont parfois mis en avant. En 1868, l’économiste et géographe Jules Duval prend ainsi la plume dans le Journal des débats pour faire l’apologie du modèle de Gheel du village pour aliénés, qu’il a étudié de près et qu’il juge supérieur au régime de l’enfermement :
« Outre que ce régime serait plus simple et plus économique, il serait surtout plus favorable aux malheureux aliénés pour qui la bonté intelligente, la liberté surveillée, le travail des mains, sont des bienfaits préférables, nous osons le croire, aux plus beaux règlemens de prison, même aux plus riches décorations de pierre et de marbre. »
Des scandales à répétition font prendre aux discussions sur la loi de 1838 une ampleur sans précédent à la fin des années 1860. Successivement, les affaires Sandon, Garsonnet et Rouy se muent en véritables feuilletons qui alimentent les quotidiens et tiennent l’opinion en haleine. Les scandales de séquestration sont mis en avant par l’opposition républicaine, qui présente les asiles d’aliénés comme autant de « nouvelles bastilles » au service du régime impérial.
Au point que certains organes de presse, comme Le Gaulois, de sensibilité plutôt conservatrice, s’irritent de la multiplication des affaires et du battage médiatique autour de la question des aliénés :
« Bon Dieu ! qui me délivrera de la question des aliénés ?... Elle m’irrite, elle m’agace […].
Voyons, il faut que cela finisse ! Qu’on prenne une résolution, qu’on retourne le dessous de toutes les cartes, qu’on sache une bonne fois pour toutes ce qu’il y a dans le jeu des aliénistes, – et puis, au nom du ciel ! qu’on n’en parle plus ! »
La riposte s’organise et des médecins prennent la plume pour défendre leur profession et la loi de 1838 – à l’image d’Émile Decaisne, auteur de nombreux ouvrages de médecine et d’hygiène, dans le journal La France en mai 1870. Réagissant au projet de réforme qui est alors porté devant le Corps législatif par Léon Gambetta, le médecin s’emploie à dégonfler les controverses et à défendre l’excellence des principes de la loi de 1838.
« Ce qu’il y a encore de très remarquable et de très humain dans cette loi, c’est l’idée dominante qu’un aliéné est un malade, et que, avant tout, il a besoin d’être traité.
Or, dans toutes les accusations contre la loi du 30 juin 1838, je vois qu’on s’en prend surtout aux médecins et qu’on leur conteste le droit d’intervenir seuls dans les questions si graves que pose la folie. Cependant, qui pourrait mieux que le médecin se prononcer en pareille matière ?
Est-ce que, par hasard, on croirait que pour juger qu’un homme est aliéné ou sain d’esprit il suffit du simple bon sens ? Qu’on peut du premier coup s’improviser médecin aliéniste, et trancher ex cathedra les problèmes que soulève la folie ? »
La perspective de voir le juge réintroduit dans la procédure d’internement, qui inquiète tant le Dr Decaisne, est cependant remise à plus tard par la guerre de 1870.
Sous la Troisième République : un débat récurrent, des projets inaboutis
La Troisième République, porteuse de la promesse d’une réforme de la loi, marque pour un temps une accalmie dans ce tourbillon médiatique. Mais les discussions ne tardent pas à reprendre, portées par une presse qui se fait plus audacieuse et plus offensive que jamais.
Une campagne retentissante est ainsi lancée par La Lanterne à partir du 23 octobre 1879, sous la forme de trente lettres signées par « Un infirmier », derrière lequel se cache vraisemblablement Yves Guyot, journaliste, écrivain et homme politique qui s’impose comme une figure de l’anti-aliénisme de la Troisième République. Ce procédé journalistique veut faire voir l’asile d’aliénés de l’intérieur, à un moment où la mode est aux témoignages d’anciens internés dans les journaux. La série de lettres de « l’infirmier » propose une critique en règle de la loi de 1838, l’internement étant le nouvel avatar de la lettre de cachet d’Ancien Régime. La Lanterne, dont l’anticléricalisme est bien connu, s’élève aussi contre l’influence des congrégations, comme celle de Saint-Jean-de-Dieu, qui dirige de nombreux établissements pour aliénés.
Après le scandale du « crime de Clermont », qui voit un interné de l’asile de Clermont (Oise) mourir sous les coups d’un surveillant, on observe une inflexion du débat sur la loi de 1838. Il n’est plus seulement question de séquestrations arbitraires, mais aussi du sort qui est réservé aux aliénés, indépendamment de la légitimité de leur placement à l’asile.
« Lorsque la Lanterne a publié les lettres d’un infirmier sur les asiles d’aliénés, elle n’a abordé qu’un côté de la question : la facilité d’enfermer et de détenir dans un asile d’aliénés un individu non aliéné […].
Nous avions annoncé que, plus tard, nous montrerions que beaucoup des asiles d’aliénés sont de véritables enfers pour les malheureux malades, soumis à des médecins qui s’occupent plus de gagner de l’argent et de faire de l’administration intéressée que de les soigner, à des gardiens, mal recrutés, mal payés, et encouragés par la tolérance et par la complicité des directeurs à commettre, tous les abus de pouvoir, tous les excès de la force.
Le crime de Clermont vient de prouver combien nous avions raison et combien la surveillance des asiles d’aliénés laissait à désirer. »
Dans les décennies qui suivent, l’attention à la question du régime des aliénés se fait plus intermittente, mais les débats parlementaires remettent régulièrement le sujet sur le devant de la scène médiatique. La question de la réforme de la loi de 1838 apparaît ainsi fréquemment à la « Une » du Petit Journal, qui tire alors à plus d’un million d’exemplaires. Le ton n’est pas toujours à la dénonciation. Thomas Grimm, grande figure du journal, prêche en 1891 pour une meilleure application de la loi plutôt que pour un changement complet de système, alors qu’est discuté à la Chambre un nouveau projet de réforme porté par Joseph Reinach et Ernest Laffont :
« Puisque la loi prescrit des enquêtes et des inspections, que les enquêteurs et les inspecteurs fassent disparaître ces pratiques sauvages. Ce ne sera pas une révolution comme les ennemis de la loi de 1838 proposent d’en faire une, mais ce sera peut-être mieux.
Des petites réformes de détail sont souvent préférables à une grosse réforme qui bouleverse tout et lance dans l’inconnu. »
D’autres journalistes se chargent plus tard de relancer la croisade contre les asiles, en s’inscrivant dans le sillage d’Yves Guyot. En juillet 1903, Jacques Dhur dénonce les « bagnes de fous » dans Le Journal et émet le vœu de voir aboutir un nouveau projet de réforme de la loi, instigué cette fois-ci par Fernand Dubief. Après avoir passé en revue les modifications proposées par ce médecin réformateur, et notamment la création de commissions de surveillance départementales chargées de contrôler les asiles et la régularité des placements qui y sont effectués, Jacques Dhur termine sur une note d’espoir.
« Nul doute [que cette proposition de loi] ne soit, enfin, votée ; elle marquera la fin d’un régime odieux, et rasera une nouvelle Bastille… »
Le journaliste pèche ici par optimisme, comme bien d’autres avant lui : le projet Dubief n’aboutit pas plus que les précédents. Approuvé en première lecture en… 1913, après de multiples rebondissements, son adoption complète est repoussée sine die avec le déclenchement du premier conflit mondial. Ce n’est qu’en 1990 que la loi de 1838 sera remplacée par un nouveau texte déterminant les modalités d’hospitalisation psychiatrique.
Ce bref panorama du traitement médiatique de la question de la réforme de la loi de 1838 montre que la presse du XIXe siècle n’a pas seulement abordé la folie sous un angle sensationnaliste. Elle a aussi été une arène de discussion permettant de diffuser dans l’opinion les principaux éléments d’un débat législatif parfois technique. Elle a donné la parole à des médecins comme à d’anciens internés, faisant ainsi voir la diversité des attitudes à l’égard de la profession aliéniste mais aussi la diversité des sources d’opposition à la loi de 1838.
En ce sens, la presse constitue une source incontournable pour comprendre la place tenue par les asiles et la psychiatrie dans la société du XIXe siècle.
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Pour en savoir plus :
Jacqueline Carroy, « Les aliénistes et leur opposition sous le Second Empire », Psychanalyse à l’université, t. 2, n° 6, mars 1977, p. 321-338.
Aude Fauvel, « Le crime de Clermont et la remise en cause des asiles en 1880 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 49-1, 2002, p. 195-216.
Claude Quétel, La loi de 1838 sur les aliénés, 2 vol., Paris : Frénésie éditions, 1988, 172 et 139 p.
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Anatole Le Bras est agrégé d’histoire et doctorant au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP). Il travaille sur l’internement dans les asiles d’aliénés dans la seconde moitié du XIXe siècle en France. Il a publié en 2018 Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914) (CNRS éditions, préface de Philippe Artières).