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Quand Léon Blum défendait l’émancipation sexuelle des jeunes filles

le par - modifié le 28/04/2022
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En 1907, un jeune intellectuel socialiste publie Du Mariage, essai prophétique arguant en faveur d’une sexualité épanouie pour tous, y compris jeunes hommes et femmes pas encore mariés. En pleine Belle Époque pudibonde, la démonstration retentit.

Publié en 1907, l’ouvrage Du mariage est bien connu des historiens de la sexualité – moins du grand public, qui n’associe peut-être pas spontanément le chef de la SFIO et dirigeant du Front Populaire à des sujets aussi intimes… Ce livre forme pourtant un pivot essentiel dans la trajectoire d’un homme qui, militant socialiste convaincu, fut aussi et tout à la fois un bourgeois stendhalien, féru de théâtre et de littérature, qui, très en avance sur son temps, ne pouvait dissocier les « lendemains qui chantent » de l’épanouissement sexuel des hommes, et plus encore, des femmes.

La presse a abondamment commenté ce livre qui s’inscrivait dans de foisonnants débats sur le mariage et l’émancipation de la femme, non sans souligner son caractère extraordinairement audacieux pour l’époque. « On ne parle que du volume de M. Léon Blum, Du Mariage », annonçait par exemple L’Écho de Paris du 23 mai 1907, « où l’auteur, non sans faire table rase de bien des préjugés, propose un moyen de trouver le bonheur dans le mariage : c’est un livre de bonne foi et de courage qui pourra effrayer les hommes mais que les femmes aimeront ». Blum a alors 35 ans et une notoriété bien établie, ce qui permet au Figaro du 17 juin de souligner :

« Un paradoxe signé de M. Léon Blum vaut en tout cas que l’on s’y arrête (…).

L’auteur des Nouvelles conversations avec Eckermann a […] droit à cet égard et même à cette déférence. Analyste subtil, ainsi qu’il l’a prouvé En lisant et Au théâtre, critique doué – le plus doué, peut-être de son temps – écrivain délicat et original, il n’est pas homme à prendre la plume, encore moins à écrire trois cents pages pour faire miroiter des sophismes. »

Un subtil critique, donc, qui, issu d’une famille de commerçants juifs parisiens, a fait de brillantes études (Henri-IV, Normale Sup…) puis trouvé au Conseil d’État une sinécure qui lui laisse le loisir de collaborer à la prestigieuse Revue blanche. Mais aussi un militant socialiste engagé, depuis sa rencontre avec le bibliothécaire de l’ENS, Lucien Herr, qui l’a introduit auprès de Jean Jaurès.

Membre fondateur du journal L’Humanité en 1904, Blum a participé à la fondation de la SFIO en 1905. La publication de Du Mariage, en 1907, correspond à une période de désengagement partiel, en raison d’une emprise guesdiste sur la SFIO, qu’il juge excessive. Prendre parti pour une « révolution sexuelle » d’un nouveau genre n’en est que plus courageux, dans un milieu socialiste généralement pudibond sur ces questions.

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Il est vrai que les thèses du livre ont de quoi heurter même la plus émancipée des féministes. Blum part d’un constat certes abondamment partagé : le mariage contemporain est en faillite, puis qu’il apparie un homme généralement plus âgé et plus expérimenté, à une jeune femme presque totalement ignorante des choses de l’amour. Le premier, habitué aux rapports hâtifs avec des femmes de peu, ne saura pas s’y prendre, la seconde pourra difficilement trouver dans cette brutale initiation matière à exalter sa chair. Même amoureux et armés des meilleures intentions, les époux auront vite fait de se détacher l’un de l’autre, pour se réfugier dans un ersatz de sexualité – amours vénales et maîtresses plus ou moins sérieuses pour l’un, adultères décevants pour l’autre. Quant aux femmes qui n’ont pas la « chance » de se marier, elles sont condamnées à se dessécher dans un célibat ascétique, la société continuant de réprouver pour les esseulées, même majeures, une sexualité libre et épanouie.

Quantité de romans de l’époque - par exemple Une vie de Maupassant, en 1883 – avaient évoqué à mots plus ou moins couverts la délicate question du désaccord sexuel des époux. Alain Corbin rappelle, à ce propos, que la pédagogie de la nuit de noce était devenue, au cours du XIXe siècle, une véritable obsession des médecins, plus attentifs qu’on ne pourrait le croire à l’hygiène sexuelle des couples : il s’agissait d’apprendre au jeune homme à ne pas traumatiser l’épouse dès la « première fois », pour ne pas mettre en péril la fécondité future de l’union. Mais Blum va très au-delà de ce simple enjeu de thérapie conjugale, en proposant une véritable révolution des comportements, qui repose sur l’observation des jeunes gens :

« Au début de leur vie amoureuse, les hommes et les femmes connaissent des lassitudes, de vagues désirs bientôt précisés, une avidité sans cesse renaissante d’émotions, d’aventures, de changements, qui les rendent impropres à cultiver les joies persévérantes d’une unique passion ; c’est la période où l’on aime l’amour, périodes des liaisons orageuses ou légères qui se succèdent sans se nuire (…).

Les jeunes hommes ‘jettent leur gourme’. Jeunes filles, mille obstacles surgissent entre elles et l’amour, la famille, l’éducation, devoirs, préjugés, opinion du monde, lois, mêmes, puisque nos codes sont rudes à la vierge qui défaille. »

La modernité de Blum, c’est de considérer que la pulsion sexuelle, l’Éros, est identique pour les deux sexes, conception qui ne va nullement de soi à l’époque, même si Freud et la sexologie allemande ou britannique ont déjà commencé à s’aventurer sur ce terrain glissant. Et il en tire des conclusions vertigineuses : pour assurer des mariages heureux et stables, il faudrait que les filles, comme les garçons passent par une phase d’expérimentation polygame, qui seule permettrait à terme un mariage « restauré, affermi, purgé de l’odieux mensonge, la paix du foyer assurée, le bonheur domestique de l’humanité garanti » (ibid.).

Dans la foulée, adieu prostitution, adultère, hystérie… L’analyse s’enchâsse dans une vaste ambition d’amélioration du genre humain qui, autant que la lutte pour les salaires et de meilleures conditions de travail, est pour Blum au cœur du projet socialiste.

Ces prédécesseurs dits « utopiques », Charles Fourier ou certains disciples d’Étienne Cabet et de Saint-Simon, avaient certes déjà proposé d’audacieux schémas de « libération sexuelle ». Mais Blum raisonne de manière plus concrète et réaliste. Hasard éditorial, son livre est publié en même temps que la traduction de l’ouvrage au sujet proche d’une autrice féministe suédoise, Ellen Key. Intitulé De l’amour et du mariage, il bénéficie d’une préface de l’éminent historien et professeur au Collège de France Gabriel Monod et se voit presque systématiquement apparié au livre de Blum par la critique. Le sujet s’inscrit donc clairement dans un « horizon d’attente », ce qui n’implique pas l’unanimité à leur endroit…

Beaucoup de criques, à vrai dire, sont séduits, au moins partiellement. La réputation de Blum, on l’a vu, y est pour beaucoup, ainsi que les qualités formelles de la démonstration, fine, alerte, subtile, entrecoupée « d’études de cas » droit sorties du vécu de l’auteur. L’historien Pascal Ory, qui préface la réédition récente du livre, souligne à ce titre que, marié à l’époque à Lise Bloch, un peu bas-bleu et souvent souffreteuse, Blum fait sans doute sourdre dans ce livre un mal être conjugal très personnel.

Deux organes de sensibilité socialiste, La Petite République et La Dépêche de Toulouse, sont parmi les plus enthousiastes. Le premier, sous la plume de Paul Abram, souscrit largement aux promesses de libération que fait miroiter le livre :

« De quoi s’agit-il, sinon d’être heureux ? Est-il admissible que, pour de multiples raisons nées des préjugés de notre société actuelle, des femmes ne puissent jouir d’une fonction normale aussi importante que l’amour (…) ?

Lisez Du Mariage. Vous y constaterez une logique lumineuse dans les successives déductions du raisonnement ; et si vous n’êtes pas convaincus, vous serez au moins troublés.  (…)

Vous aurez enfin la captivante sensation, d’un bout à l’autre de votre lecture, de parcourir une œuvre très purement littéraire, vraiment neuve, hardie et courageuse, empreinte toute entière de sincérité et de conviction. »

Dans le second, c’est le romancier progressiste et féministe Victor Margueritte qui prend fait et cause pour les thèses de l’auteur :

« L’œuvre de Léon Blum, sous ses dehors subversifs, est courageuse et saine. Elle ouvre, dans la geôle de notre morale sexuelle un jour brusque, une fenêtre sur l’espace. (…)

Et dans ces idées qui choquent encore, dans ce flottement des mœurs, progressent, d’une marche invincible mais sûre, les lois de demain. »

Margueritte s’inspirera d’ailleurs des analyses du livre dans son sulfureux best-seller de 1922, La Garçonne.

Ces réactions (presque) dénuées de réserve sont loin cependant de représenter la tonalité dominante, qui est plutôt au balancier entre admiration craintive et sérieuses réserves. Comme le résume Le Temps du 1er juin :

« Il recueille des exclamations contradictoires : c’est admirable ! C’est absurde ! C’est fou ! Certains estiment même que cette étude devrait être brûlée... »

Si beaucoup partagent le constat, la plupart calent sur la « solution » – le droit pour les jeunes filles de goûter à leur tour aux joies de la « vie de garçon ». Quelques jours après Margueritte, Rémy de Gourmont exprime dans La Dépêche un point de vue nuancé mais finalement négatif :

« J’avoue que M. Blum me mène dans un monde qui m’est inconnu. Tout arrive, et je sais bien que des irrégulières ont fait d’excellentes femmes d’intérieur. Je sais aussi qu’il est des jeunes filles d’un tempérament ardent, qui n’attendent pas le mariage pour faire connaissance avec l’œuvre de chair.

Mais ce que je sais par-dessus tout, c’est qu’il n’y a là que des déceptions, et que le vœu de la jeune fille, de toutes les jeunes filles, est le mariage pur et simple, l’union qui ne sera brisée que par la mort. (…)

Je ne conçois pas une théorie du mariage qui ne tient pas compte de la psychologie particulière de la femme, de son amour inné de la stabilité. »

De fait, très peu de commentateurs sont prêts à reconnaître une identité de tempérament aux deux sexes. Le moindre investissement sensuel de la jeune fille, voire son innocence ou sa pureté, sont conçus comme des faits de nature inexpugnables. Imaginant la jeune fille moderne qui imposerait sa « noce » à ses parents, le critique du Figaro Marcel Ballot se récrie instinctivement :

« Voici que [l’auteur] demande aux mères de tolérer, d’ignorer, de sourire comme devant pour les frasques de leurs fils. Et soudain nous sommes gênés. Toutes nos délicatesses intimes, tous nos scrupules héréditaires murmurent, protestent sourdement.

L’écrivain lui-même se demande, et non sans angoisse, comment, s’il était père, il en userait avec sa propre fille. Il se trouble, il hésite, et sa loyauté même nous retourne contre lui. »

Mais le principal problème est, bien sûr, celui de la contraception : « Et les enfants qui naîtraient de ces multiples aventures ? » s’interroge Le Temps du 1er juin. À cette question fondamentale, Blum a consacré le dernier chapitre de son livre et y répond avec un optimisme pour le moins décapant : « Elles n’en auront pas ! ». La contraception existe déjà, argumente-t-il, puisqu’elle est pratiquée par de nombreux couples – il suffirait de l’enseigner aux jeunes filles, en même temps que les « choses du sexe ».

À supposer qu’une grossesse survienne, Blum suggère encore plus hardiment de créer des pouponnières d’État, qui se chargeraient de cette progéniture illégitime…  Quand on sait ce qu’était le statut « préservé » de la jeune fille à l’époque, on devine l’incompréhension, voire le dégoût, que ne pouvaient manquer de susciter de telles propositions, comme y insiste le critique du Figaro :

« À cette question directe : ‘Et les enfants, quand il en surviendra ?’, c’est insuffisant de répondre : ‘Il n’en surviendra pas’ ou encore ‘l’État s’en chargera’, ou encore ‘la mère seule leur donnera son nom’, ou même ‘le mari les élèvera pêle-mêle, parmi les siens, comme ceux d’une veuve ou d’une divorcée, comme ceux de la fille séduite dans les faubourgs ou à la campagne’.

Aucune de ces solutions n’est admissible ni sympathique. »

On imagine aisément les réactions de la presse la plus conservatrice, même si elle a généralement choisi de passer l’ouvrage sous silence. Dans Le Signal, journal d’inspiration protestante, l’auteur d’une virulente tribune remarque :

« [Les idées] de M. Blum sont purement déplorables et n’ont pu être émises que dans une société en pleine décadence, avec laquelle on peut tout dire (…).

Cet état de choses qu’on nous propose paraît trait pour trait à l’état de mœurs des Malgaches païens. Les jeunes gens et les jeunes filles y jouissent de grandes libertés. (…).

Nous avons conquis Madagascar ; est-ce que les mœurs malgaches vont nous conquérir ? »

Les réactions à connotations racistes n’étaient pas, on le voit, absentes d’un débat qui opposait volontiers les dignes mœurs de la civilisation européenne à l’impudeur des « sauvages ». Elles prirent parfois une orientation antisémite, ainsi sous la plume de Rémy de Gourmont :

« Voilà des idées si en dehors de notre mentalité française, européenne, même, que je ne puis m’empêcher, malicieusement, peut-être, de songer à la jeune fille de Jephté, qui mourut enragé de mourir vierge.

M. Léon Blum n’est pas très bien placé pour observer la jeune fille de France. S’il en a connu beaucoup que cela réjouirait de ‘faire la noce’ avant leur mariage, je pense qu’elles étaient, elles aussi, les filles de Jephté, et non les filles de M. Dupont ou de M. Durand. »

L’allusion à Jephté, juge d’Israël évoqué par l’Ancien Testament, qui sacrifia sa fille vierge à la suite d’un vœu, fut reprise par plusieurs journaux.

Point n’était besoin toutefois d’être antisémite pour être heurté par « l’Icarie » (Mercure de France, 1er octobre 1907) de Blum. Ce dernier n’avait-il pas lui-même avoué au critique du Figaro :

« Je n’espère pas (…) qu’une théorie comme la mienne puisse faire aujourd’hui des prosélytes capables de l’appliquer en sa rigueur. Je ne l’espère ni ne le souhaite. Cette réussite éveillerait chez moi trop de scrupules, car d’un régime moral au régime qui doit logiquement lui succéder, le passage est périlleux et difficile ; les premiers qui s’y aventurent sont toujours des sacrifiés.

Mais on peut compter sur la sourde infiltration des idées, sur l’atténuation progressive des résistances. Les infractions à la morale conventionnelle, si rares à présent, se multiplieront quand elles seront moins durement jugées et réprimées. C’est ainsi que les lois humaines évoluent. »

C’était faire preuve d’une prescience quasi divinatoire, mais être aussi être très en avance sur son temps… Comme y insiste Pascal Ory, les vrais soutiens du livre furent peu nombreux et le plus souvent atypiques ou inclassables – par exemple, le médecin néo-malthusien Paul Robin ou l’écrivaine féministe Marcelle Tynaire.

La plupart des socialistes ou des féministes restaient hostiles à de telles innovations. L’Humanité s’était contenté de reproduire dans son édition du 13 juin l’argumentaire de la maison d’édition, Ollendorff, sans prendre parti. La pourtant très radicale Madeleine Pelletier devait de son côté, dans les ouvrages qu’elle consacra ultérieurement au même sujet – L’Emancipation sexuelle de la femme (1911), et L’Education féministe des filles (1914) – camper sur une position ascétique qui était, plus largement, celle d’un large pan du mouvement féministe : les filles devaient apprendre à se méfier de la sexualité, non s’y jeter à corps perdu.

Ainsi, pour beaucoup, la solution aux ratés bien réels du mariage restait la chasteté jusqu’à l’union… pour les deux sexes : vieil idéal religieux réactivé par le puritanisme laïc. Plus original mais guère plus réaliste, Remy de Gourmont suggérait plutôt de revenir aux mariages précoces, qui avaient le mérite de calmer les ardeurs juvéniles.

L’ouvrage devait rester une sorte de détour sans lendemain dans l’œuvre et la carrière du leader socialiste, qui, selon Pascal Ory, ne témoigna guère, par la suite, d’une attention particulière aux enjeux féminins et féministes. Si Blum était personnellement attaché au vote des femmes, et fut le premier, en 1936, à faire entrer dans un cabinet ministériel trois femmes sous-secrétaires d’État, il n’eut pas le poids ou la volonté pour imposer le suffrage féminin, déjà plusieurs fois rejeté par le Sénat.

Du Mariage fut exhumé en 1936-1937 par la presse réactionnaire et antisémite, qui y trouva ample matière à charger le « Juif Blum ». Il faudra attendre la « révolution sexuelle » des années 1960-70, appuyée sur la mise au point de la pilule, puis sur la légalisation de la contraception en 1967, complétée par la possibilité de la délivrer aux mineures sans autorisation parentale à partir de 1974, pour qu’une majorité de jeunes filles puissent « vivre leur vie » comme les garçons, sans craindre une grossesse indésirée. Personne ne songea alors à rappeler qu’un intellectuel visionnaire et généreux de la Belle Époque avait décrit très fidèlement ce qui était devenu l’ordinaire des contemporaines de Jimi Hendrix et de Brigitte Bardot.

Pour en savoir plus :

Blum, Léon, Du mariage, Paris, Ollendorff, 1907 ; réédition Paris, Bouquins, 2021, préface de Pascal Ory

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon.